Dossier : IMM-4869-19
Référence : 2020 CF 707
Montréal (Québec), le 18 juin 2020
En présence de monsieur le juge Gascon
ENTRE :
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JOSEFA IRAIDES DUGARTE DE LOPEZ
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
Aperçu
[1]
La demanderesse, Madame Josefa Iraides Dugarte de Lopez, est citoyenne du Venezuela. Elle sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] datée du 28 juin 2019 [Décision]. La SAR avait alors maintenu une décision de la Section de protection des réfugiés [SPR] rejetant la demande d’asile de Mme Dugarte de Lopez et lui refusant le statut de réfugiée ou de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], au motif que son récit n’était pas crédible. À la source de sa revendication, Mme Dugarte de Lopez invoquait un risque de persécution dans son pays d’origine en raison de ses opinions politiques.
[2]
Mme Dugarte de Lopez soutient que la SAR aurait erré à trois égards dans sa Décision : en rejetant les nouveaux éléments de preuve qu’elle a présentés, en omettant de faire une analyse indépendante du dossier, et en n’examinant pas si elle avait une possibilité sérieuse de persécution à l’avenir en raison de ses opinions politiques. Elle demande à la Cour d’annuler la Décision et de renvoyer l’affaire pour que son recours devant la SAR soit réévalué par un tribunal différemment constitué.
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Pour les motifs exposés ci-après, je vais accorder la demande de Mme Dugarte de Lopez. Après avoir examiné les conclusions de la SAR, les éléments de preuve présentés au tribunal et le droit applicable, je ne suis pas satisfait que le refus par la SAR d’accepter les nouvelles preuves présentées par Mme Dugarte de Lopez était raisonnable. À mon avis, ce refus fondé strictement sur la manque de pertinence ne se justifie pas en regard de la preuve dont disposait la SAR, et les motifs ne me permettent pas de comprendre la raison d’être du refus. Ceci est suffisant pour justifier l’intervention de la Cour, et je dois donc, dans les circonstances, renvoyer l’affaire à la SAR pour qu’elle reconsidère l’appel de Mme Dugarte de Lopez. À la lumière de cette conclusion, je n’ai pas à traiter des deux autres reproches soulevés par Mme Dugarte de Lopez à l’encontre de la Décision.
Contexte
Les faits et la Décision
[4]
Les faits pertinents peuvent se résumer comme suit. Au soutien de sa demande d’asile présentée en juin 2018, Mme Dugarte de Lopez allègue qu’elle est ciblée par le gouvernement vénézuélien, et les collectivos armés appuyés par le gouvernement, en raison de ses opinions politiques en opposition au régime actuel en place au Venezuela. Elle affirme être issue d'une famille partisane du parti Action démocratique, et avoir participé aux mouvements universitaires du parti ainsi qu’à sa fraction médicale en tant que médecin. Elle maintient notamment avoir été victime de six agressions aux mains des collectivos, lesquelles se seraient déroulées chez elle et dans son quartier entre 2001 et 2014. Elle dit craindre pour sa sécurité à cause de ses opinions politiques.
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En décembre 2018, la SPR rejette sa demande d’asile. Aux termes de son analyse, la SPR conclut que Mme Dugarte de Lopez n’a pas démontré avoir été victime d’autre chose que de criminalité aléatoire. La SPR estime que le témoignage de Mme Dugarte de Lopez au sujet de la portée de ses activités politiques n’est pas crédible et qu’elle n’a pas le profil d’une personne susceptible d’intéresser le régime vénézuélien. La SPR détermine également que les multiples allées et retours volontaires de Mme Dugarte de Lopez entre le Venezuela, les États-Unis, le Chili et le Canada sans demander l’asile, ainsi que son retard à solliciter la protection du Canada, constituent des comportements incompatibles avec ceux d’une personne qui allègue craindre pour sa vie.
[6]
Mme Dugarte de Lopez porte cette décision en appel devant la SAR. Suite à son analyse, la SAR aboutit à une conclusion identique à celle rendue par la SPR. Elle détermine qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse que Mme Dugarte de Lopez soit persécutée au Venezuela pour l’un des motifs de la Convention ou qu’elle y soit personnellement exposée à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.
[7]
Dans sa Décision, la SAR considère d’abord plusieurs éléments de preuve que Mme Dugarte de Lopez tente d’admettre sous le paragraphe 110(4) de la LIPR. À l’exception de cinq messages Facebook postérieurs à la décision de la SPR, la SAR rejette les éléments de preuve présentés par Mme Dugarte de Lopez puisque, selon la SAR, ils ne rencontrent pas soit les critères du paragraphe 110(4), soit les conditions énoncées dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 [Singh].
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La SAR se penche ensuite sur les motifs d’appel soulevés par Mme Dugarte de Lopez, et analyse en détail chacune des six erreurs alléguées, à savoir : 1) le défaut de prendre son âge en compte; 2) l’application d’un fardeau de preuve excessif; 3) l’analyse inintelligible de sa crainte subjective; 4) l’analyse erronée de sa crédibilité et des incidents de criminalité; 5) l’analyse erronée de son profil politique; et 6) l’analyse erronée de ses agissements et de ses voyages de retour au Venezuela. La SAR rejette chacun de ces arguments, et confirme la conclusion de la SPR à l’effet que Mme Dugarte de Lopez n’a pas la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.
La norme de contrôle
[9]
Depuis l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire d’une décision administrative repose dorénavant sur une présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas (Vavilov au para 16). Aucune des parties ne conteste que cette norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce, notamment en ce qui a trait à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve devant la SAR aux termes du paragraphe 110 (4) de la LIPR.
[10]
Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov au para 85 ; Société canadienne des postes aux para 2, 31). La cour de révision doit tenir compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée »
(Vavilov au para 15). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci »
(Vavilov au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp. c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).
[11]
Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique »
(Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). Cela dit, la cour de révision doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle la cour serait elle-même parvenue si elle s’était trouvée dans les souliers du décideur.
Analyse
[12]
Au niveau des nouveaux éléments de preuve, Mme Dugarte de Lopez recherchait à faire admettre les documents suivants : des messages sur son compte Facebook entre juillet 2017 et janvier 2019 ainsi qu’un message daté du 4 décembre 2014, où elle exprimait ses pensées politiques au soutien de l’opposition vénézuélienne; des articles de journaux et une photographie prise à un rassemblement de vénézuéliens à Montréal en janvier 2019; et une déclaration d’elle-même portant sur ses pertes de mémoire.
[13]
La SAR a accepté certain des messages Facebook publiés par Mme Dugarte de Lopez après décembre 2018, date à laquelle la SPR a émis sa décision refusant sa demande d’asile. La SAR a cependant refusé les autres documents, estimant qu’ils ne répondaient pas aux critères énoncés dans l’arrêt Singh. Plus particulièrement, la SAR a conclu que les pièces A-3 et A-4 portant sur le rassemblement de janvier 2019 n’étaient pas pertinentes « quant aux questions particulières soulevées dans la présente affaire, à savoir si Mme Dugarte de Lopez a le type de profil qui ferait en sorte qu’elle risque d’être persécutée ou de subir un préjudice grave si elle devait retourner au Venezuela »
.
[14]
Mme Dugarte de Lopez reproche à la SAR d’avoir déraisonnablement refusé d’admettre ces nouvelles preuves. Elle plaide que, contrairement à l’avis exprimé par la SAR, les pièces A-3 et A-4 sont bel et bien pertinentes pour étayer son risque de persécution ainsi que sa crédibilité car elles corroborent sa participation continuelle dans la vie politique de son pays et son opposition constante au régime en place. Selon Mme Dugarte de Lopez, la Décision de la SAR à cet égard est déraisonnable car le test pour admettre de nouvelles preuves sur la base de la pertinence est de déterminer si elles sont aptes à prouver ou à réfuter un fait qui intéresse la demande d’asile.
[15]
Je suis d’accord avec Mme Dugarte de Lopez et je considère que le traitement des nouvelles preuves par la SAR n’était pas raisonnable dans les circonstances, compte tenu des exigences légales et des motifs retenus par la SAR dans la Décision.
[16]
Pour accepter les nouvelles preuves soumises par Mme Dugarte de Lopez, la SAR devait déterminer si elles sont recevables aux termes du paragraphe 110(4) de la LIPR et de la jurisprudence l’ayant interprété. Je ne conteste pas qu’un appel devant la SAR ne vise pas à fournir une possibilité de combler une preuve déficiente devant la SPR ou de répondre aux faiblesses identifiées par la SPR (Singh aux paras 35, 51, 54; Casilimas Murcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1182 [Casilimas Murcia] aux para 49-50; Eshetie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1036 au para 33). Je reconnais aussi que le rôle de la Cour n’est pas de se pencher à nouveau sur la question de savoir si les nouveaux éléments de preuve auraient dû être acceptés par la SAR, mais bien de déterminer si les conclusions de la SAR rejetant ces nouveaux éléments de preuve étaient raisonnables (Akanniolu c Canada ((Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 311 au para 41). Or, dans les circonstances, je suis d’avis que la SAR n’a pas adopté une interprétation raisonnable du critère de pertinence et que, partant, cela suffit pour vicier la Décision et obliger une nouvelle détermination de l’appel de Mme Dugarte de Lopez.
[17]
Pour qu’une nouvelle preuve soit admissible en appel devant la SAR, elle doit tout d’abord appartenir à l’une des trois catégories décrites au paragraphe 110(4) de la LIPR. Ce paragraphe habilite la SAR à recueillir de nouveaux éléments de preuve qui sont « survenus depuis le rejet de sa demande »
, qui « n’étaient alors pas normalement accessibles »
ou que la personne « n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet »
(Singh au para 34). Seuls les nouveaux éléments de preuve qui cadrent dans l’une ou l’autre de ces trois catégories sont admissibles (Singh au para 35). La Cour d’appel fédérale a noté que ces trois conditions devaient être respectées, puisqu’elles sont « incontournables et ne laissent place à aucune discrétion de la part de la SAR »
(Singh aux para 34-35). En l’espèce, il ne fait aucun doute que les pièces en litige soumises par Mme Dugarte de Lopez répondaient aux critères du paragraphe 110(4). Ce n’est pas contesté.
[18]
Par ailleurs, dans l’arrêt Singh, la Cour d’appel fédérale a établi que les critères d’admissibilité des nouveaux éléments de preuve en matière d’examen des risques avant renvoi sont également applicables à l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR (Singh aux para 49, 64). Ces critères d’admissibilité ont été développés dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 [Raza] et comprennent les facteurs de crédibilité, pertinence, nouveauté, caractère substantiel et conditions légales explicites. Le paragraphe 13 de l’arrêt Raza les résume comme suit :
[…]
1. Crédibilité : Les preuves nouvelles sont-elles crédibles, compte tenu de leur source et des circonstances dans lesquelles elles sont apparues? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
2. Pertinence : Les preuves nouvelles intéressent-elles la demande d'ERAR, c’est-à-dire sont-elles aptes à prouver ou à réfuter un fait qui intéresse la demande d'asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
3. Nouveauté : Les preuves sont-elles nouvelles, c’est-à-dire sont-elles aptes :
a) à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l'audition de la demande d’asile ?
b) à établir un fait qui n'était pas connu du demandeur d’asile au moment de l'audition de sa demande d’asile ?
c) à réfuter une conclusion de fait tirée par la SPR (y compris une conclusion touchant la crédibilité) ?
Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
4. Caractère substantiel : Les preuves nouvelles sont-elles substantielles, c’est-à-dire la demande d'asile aurait-elle probablement été accordée si elles avaient été portées à la connaissance de la SPR? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
5. Conditions légales explicites :
a) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir uniquement un fait qui s’est produit ou des circonstances qui ont existé avant l'audition de la demande d’asile, alors le demandeur a-t-il établi que les preuves nouvelles ne lui étaient pas normalement accessibles lors de l’audition de la demande d’asile, ou qu’il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il les ait présentées lors de l’audition de la demande d’asile ? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
b) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir un fait qui s’est produit ou les circonstances qui ont existé après l'audition de la demande d’asile, alors elles doivent être considérées (sauf si elles sont rejetées parce qu’elles ne sont pas crédibles, pas pertinentes, pas nouvelles ou pas substantielles).
[19]
Ces critères de l’arrêt Raza ne supplantent pas les trois conditions explicites mentionnées au paragraphe 110(4) de la LIPR mais viennent s’y ajouter, puisqu’ils résultent implicitement de l’objet de la disposition (Singh au para 63 ; Nteta-Tshamala c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1191 [Nteta-Tshamala] au para 24). Ainsi, pour décider de l’admissibilité des nouvelles preuves, la SAR doit déterminer si les critères de crédibilité, de pertinence, de nouveauté et de caractère substantiel établis dans Raza sont respectés (Singh au para 49). Toutefois, les critères énoncés dans Raza nécessitent certaines adaptations lorsqu’ils sont appliqués au paragraphe 110(4) : ainsi, le critère de la nouveauté est redondant avec le paragraphe 110(4), et celui du caractère substantiel de la preuve est moins strict puisqu’en raison de son large mandat, la SAR peut accepter de la nouvelle preuve qui, bien qu’elle ne soit pas déterminante, peut influer sur l’appréciation globale que fera la SAR de la décision rendue par la SPR (Singh aux paras 46-47).
[20]
Ici, la SAR a procédé à une analyse sommaire des nouvelles preuves avancées par Mme Dugarte de Lopez et a affirmé dans la Décision que les pièces en litige n’étaient « pas pertinent[e]s quant aux questions particulières soulevées dans la présente affaire, à savoir si Mme Dugarte de Lopez a le type de profil qui ferait en sorte qu’elle risque d’être persécutée ou de subir un préjudice grave si elle devait retourner au Venezuela »
. Il était loisible à la SAR d’invoquer un ou plusieurs des facteurs identifiés dans l’arrêt Raza pour rejeter les nouvelles preuves. Ici, la SAR a choisi d’ancrer sa Décision uniquement sur le manque de pertinence, et les motifs de la SAR n’ont retenu que cet élément pour écarter les nouvelles preuves de Mme Dugarte de Lopez.
[21]
Selon la Cour d’appel fédérale, les nouvelles preuves seront pertinentes si elles sont « aptes à prouver ou à réfuter un fait qui intéresse la demande d’asile »
(Raza au para 13). À ce stade, il ne s’agit pas de décider si la valeur probante des nouvelles preuves sera déterminante dans un sens ou dans l’autre, mais bien d’identifier si elles possèdent la capacité de le faire. Or, les documents en question faisaient référence à la participation de Mme Dugarte de Lopez dans la vie politique de son pays au cours d’un rassemblement en janvier 2019 et à son engagement avec la cause de l’opposition vénézuélienne. Ils visaient à établir son opposition publique continue contre le régime vénézuélien. À leur face même, les nouvelles preuves étaient manifestement en lien avec le profil politique allégué de Mme Dugarte de Lopez, une question cruciale et déterminante dans son appel soumis à la SAR. L’engagement politique de Mme Dugarte de Lopez, je le souligne, était le motif de persécution à la source de sa demande d’asile. À ce titre, le cas de Mme Dugarte de Lopez se distingue clairement des situations citées par le Ministre, où les preuves nouvelles ne nourrissaient aucun lien avec le profil du demandeur d’asile ou avec les incidents à la base d’une demande, ou encore étaient antérieurs à la décision de la SPR (Casilimas Murcia au para 44; Nteta-Tshamala aux paras 26-28).
[22]
Dans de telles circonstances, je ne vois pas comment il pouvait être raisonnable pour la SAR de conclure que des nouvelles preuves permettant de corroborer les affirmations de Mme Dugarte de Lopez au sujet de ses activités d’opposante au régime souffraient d’un manque de pertinence. La SAR aurait pu étoffer son analyse à cet égard, mais les motifs n’expliquent en rien comment les nouvelles preuves seraient incapables de prouver ou de nier la crainte de persécution de Mme Dugarte de Lopez en raison de ses opinions politiques. La conclusion de la SAR au sujet de ces nouvelles preuves est d’autant plus troublante que, quelques paragraphes plus loin dans sa Décision, la SAR affirme sans ambages que les questions à trancher dans l’appel dont elle est saisie sont de déterminer « si la preuve établit que les incidents de criminalité qu’aurait subis Mme Dugarte de Lopez avaient un lien avec ses opinions politiques »
et « si la preuve établissait que Mme Dugarte de Lopez avait le type de profil politique qui l’exposerait à un risque si elle devait retourner au Venezuela »
.
[23]
Ceci, à mes yeux, constitue une erreur suffisamment significative pour casser la Décision car l’acceptation de ces nouvelles preuves aurait pu avoir un impact sur les conclusions ultimes de la SAR. En appel des décisions de la SPR, la SAR est investie d’un mandat étendu et peut intervenir pour corriger des erreurs de faits, de droit ou de faits et droit. Son approche aux nouvelles preuves avancées par un demandeur d’asile devrait le refléter. Certes, ceci ne signifie pas que toute preuve nouvelle doit être acceptée ou va inéluctablement déboucher sur une décision favorable à l’appel logé ; mais ceci exige assurément de la SAR qu’elle explique en des termes satisfaisants pourquoi des nouvelles preuves qui, à leur face même, sont directement liées à l’essence même d’une demande d’asile ne peuvent pas être acceptées au seul nom d’un manque de pertinence. En agissant comme elle l’a fait au niveau de l’admissibilité des nouvelles preuves de Mme Dugarte de Lopez, la SAR a basculé hors du champ d’une analyse rationnelle, cohérente et logique en regard du droit et des faits.
[24]
Suite à l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par les décideurs administratifs revêtent une plus grande importance et s’affichent comme le point de départ de l’analyse. Ils constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause »
, à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite »
et à se prémunir contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public »
(Vavilov au para 79). En somme, ce sont les motifs qui permettent d’établir la justification de la décision. Ils doivent être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision »
(Vavilov au para 97 ; Société canadienne des postes au para 31).
[25]
Je reconnais que les cours de révision doivent faire preuve de déférence et d’une attention respectueuse face aux conclusions des décideurs administratifs. J’accepte aussi que les motifs d’une décision n’ont pas à être parfaits ou même exhaustifs. En effet, la norme de contrôle de la décision raisonnable ne porte pas sur le degré de perfection de la décision, mais plutôt sur son caractère raisonnable (Vavilov au para 91). Cependant, les motifs se doivent d’être compréhensibles et justifiés. Un décideur administratif a le devoir d’expliquer son raisonnement dans ses motifs (Farrier c Canada (Procureur général), 2020 CAF 25 [Farrier] au para 32). Certes, le peu de détails donnés dans une décision ne la rend pas nécessairement déraisonnable, mais encore faut-il que les motifs permettent à la Cour de comprendre le fondement de la décision contestée et de déterminer si la conclusion tient la route.
[26]
Une décision sera déraisonnable lorsque les motifs ne permettent pas de comprendre comment le raisonnement permet à un décideur de parvenir à ses conclusions sur un point central (Vavilov au para 103). C’est particulièrement le cas lorsque des décisions ont des conséquences qui peuvent affectés la vie ou la liberté d’un individu ou être susceptibles d’avoir des répercussions personnelles importantes (Vavilov au para 133). Ici, j’estime qu’il est impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement de la SAR sur un point névralgique de son appel. Les conséquences du refus des nouvelles preuves touchent au nerf de la demande d’asile de Mme Dugarte de Lopez, et le principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées exigeait de la SAR qu’elle « explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur »
et la jurisprudence sur la notion de pertinence (Vavilov au para 133).
[27]
En l’espèce, je suis d’avis que le raisonnement de la SAR sur les nouvelles preuves de Mme Dugarte de Lopez révèle une faille décisive sur le plan de la rationalité ou de la logique, et que les motifs ne contiennent pas un mode d’analyse qui pouvait raisonnablement amener la SAR, en regard de la preuve et des contraintes juridiques et factuelles pertinentes, à conclure comme elle l’a fait (Vavilov au para 102 ; Société canadienne des postes au para 31). En bout de piste, l’erreur commise par la SAR à cet égard m’amène « à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur »
(Vavilov au para 123).
[28]
Vu cette conclusion sur le traitement de la nouvelle preuve par la SAR, il ne m’est pas nécessaire de traiter des autres arguments avancés par Mme Dugarte de Lopez à l’encontre de la décision de la SAR.
[29]
À l’audience, l’avocate du Ministre a fait valoir que, même si la SAR avait commis une erreur sur l’admissibilité des nouvelles preuves, la Cour ne devrait pas intervenir parce que, même avec ces preuves, l’issue de l’appel au fond de Mme Dugarte de Lopez n’aurait pas changé. Je ne souscris pas à cet argument dans les circonstances du présent dossier.
[30]
Dans Vavilov, la Cour suprême du Canada a effectivement souligné qu’une cour de révision possède une certaine discrétion et latitude quant à la réparation à accorder lorsqu’elle casse une décision déraisonnable, la majorité y allant d’une mise en garde contre le « va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens »
(Vavilov aux para 140-142). Ainsi, il peut parfois être indiqué de refuser de renvoyer une affaire à un décideur administratif « lorsqu’il devient évident aux yeux de la cour de révision, lors de son contrôle judiciaire, qu’un résultat donné est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien »
(Vavilov au para 142 ; Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202 aux pp 228‑230 ; Entertainment Software Assoc. v Society Composers, 2020 FCA 100 [Society Composers] aux para 99-100). Ça peut aussi être le cas lorsque la correction de l’erreur n’aurait pas modifié le résultat existant et n’aurait aucune conséquence pratique, et qu’une seule conclusion est en fait possible (Mines Alerte Canada c Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2 au para 52 ; Farrier au para 31 ; Robbins c Canada (Procureur général), 2017 CAF 24 aux para 16-22). Cette discrétion d’accorder ou de ne pas accorder de réparation existe tant dans le contexte d’erreurs procédurales qu’en présence d’erreurs substantives (Society Composers au para 99).
[31]
Toutefois, a précisé la Cour suprême, ce pouvoir discrétionnaire en matière de réparation doit être exercé avec retenue car le choix de la réparation doit notamment « être guidé par la raison d’être de l’application de [la norme de la décision raisonnable], y compris le fait pour la cour de révision de reconnaître que le législateur a confié le règlement de l’affaire à un décideur administratif, et non à une cour »
(Vavilov au para 140). Ainsi, lorsque la décision contrôlée selon la norme de la décision raisonnable ne peut être confirmée, il conviendra, la plupart du temps, de renvoyer l’affaire au décideur pour qu’il revoie la décision, à la lumière des motifs donnés par la cour, et détermine alors s’il arrive au même résultat ou à un résultat différent (Vavilov au para 141 ; Society Composers au para 99 ; Robbins au para 17). En somme, le seuil pour opter de ne pas remettre l’affaire au décideur administratif lorsque sa décision est jugée déraisonnable est élevé (D’Errico c Canada (Procureur général), 2014 CAF 95 aux para 14-17).
[32]
Dans la mesure où la norme de la décision raisonnable loge à l’enseigne de la déférence et du respect de la légitimité et de la compétence des décideurs administratifs dans leur domaine d’expertise, la discrétion des cours de révision de ne pas retourner une décision déraisonnable au décideur administratif pour réexamen doit donc s’exercer soigneusement, avec prudence et parcimonie, et se limiter aux rares cas où le contexte ne peut qu’inéluctablement mener à un seul résultat et où l’issue ne laisse aucun doute. Ces situations feront plutôt figure d’exceptions. Les brèves remarques faites par la Cour suprême dans Vavilov sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de réparation ne constituent pas une ouverture faite aux cours de révision pour se substituer au décideur administratif et s’immiscer dans le mérite de la décision à rendre, s’il est concevable que le décideur puisse arriver à une décision à la fois différente et raisonnable. Il serait pour le moins ironique que le pouvoir discrétionnaire de réparation associé à la norme de la décision raisonnable, une norme ancrée dans la reconnaissance et le respect du rôle dévolu aux décideurs administratifs, puisse devenir un ferment sur lequel pourrait trop aisément prospérer un transfert du pouvoir décisionnel de ces décideurs vers les cours de justice chargées de leur surveillance.
[33]
Je m’arrête un instant pour préciser que ce que me demande ici le Ministre diffère de ce qui a effectivement été fait par la Cour suprême dans Vavilov. Dans cet arrêt, après avoir conclu au caractère déraisonnable de l’interprétation retenue par le décideur administratif et cassé la décision révoquant la citoyenneté canadienne de M. Vavilov, la Cour suprême a exercé son pouvoir discrétionnaire de ne pas renvoyer l’affaire au décideur pour une nouvelle décision car la disposition législative en cause ne pouvait raisonnablement être interprétée comme l’avait fait le décideur. En somme, la Cour suprême a annulé la décision en litige et rendu la seule décision raisonnable qui pouvait l’être en l’espèce, soit de renverser la révocation de citoyenneté de M. Vavilov. Ici, le Ministre soumet plutôt que, même si je conclus au caractère déraisonnable de la Décision de la SAR, je ne devrais pas retourner l’affaire au décideur administratif parce que l’issue de l’appel de Mme Dugarte de Lopez ne fait aucun doute et que, de toute façon, l’erreur ne changerait rien au résultat ultime. Bref, le Ministre me demande d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de ne pas renvoyer l’affaire à la SAR parce qu’un tel renvoi n’aurait aucune conséquence pratique, et d’ainsi maintenir en place la Décision qui fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire.
[34]
J’estime qu’il ne s’agit pas ici d’une situation d’exception où, après avoir conclu au caractère déraisonnable de la Décision, je devrais néanmoins exercer mon pouvoir discrétionnaire pour refuser de renvoyer la question à la SAR. Certes, la SAR a analysé de nombreux facteurs dans la demande d’asile de Mme Dugarte de Lopez avant de confirmer la décision de la SPR de la rejeter. Cependant, son erreur sur les nouvelles preuves portait sur un élément fondamental au centre des doléances contenues dans la demande d’asile, à savoir l’expression des opinions politiques de Mme Dugarte de Lopez. Il m’est impossible d’établir avec certitude si, à la lumière d’un examen adéquat de l’impact de ces nouvelles preuves par la SAR, l’exercice d’équilibre et de pondération de la preuve mènera inévitablement à la même conclusion sur la demande d’asile de Mme Dugarte de Lopez. Il n’y a pas, ici, une seule conclusion possible. Il se pourrait que, informé de ces motifs sur l’erreur commise par la SAR et de l’évaluation qui aurait dû être faite des nouvelles preuves de Mme Dugarte de Lopez, un autre tribunal arrive raisonnablement à une conclusion différente, plus favorable à Mme Dugarte de Lopez. Il se pourrait aussi, à l’inverse, que la même décision soit reconduite. C’est à la SAR, et non à la Cour, qu’il appartient de mener cette évaluation. Je ne peux pas simplement présumer que les nouvelles preuves n’auraient pas changé la donne devant la SAR, et usurper l’autorité décisionnelle que le législateur a confié au décideur administratif sur la question.
[35]
En refusant les nouvelles preuves de Mme Dugarte de Lopez comme elle l’a fait dans la Décision, la SAR a en fait privé Mme Dugarte de Lopez d’un volet du processus d’appel auquel elle avait droit et, dans ces circonstances, la réparation qui s’impose est de lui restaurer cette opportunité en retournant l’affaire devant la SAR pour une nouvelle considération.
Conclusion
[36]
Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Dugarte de Lopez est accordée. Aux termes de la norme de la décision raisonnable, les motifs de la Décision devaient démontrer que les conclusions de la SAR refusant les nouvelles preuves de Mme Dugarte de Lopez étaient fondées sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiées au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur administratif est assujetti. Ce n’est pas le cas en l’espèce.
[37]
Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de questions à certifier. Je suis d’accord qu’il n’y en a pas dans ce dossier.