Dossier : T-1766-16
Référence : 2020 CF 817
Ottawa (Ontario), le 6 août 2020
En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond
ENTRE :
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ABB INC.
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demanderesse
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et
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COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA
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et
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CSX TRANSPORTATION, INC.
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défenderesses
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JUGEMENT ET MOTIFS
Tables des matières
I. Résumé des faits
4
II. Discussion
7
A. Cadre juridique
8
1) La diversité des sources juridiques
8
2) Prix et tarifs
13
3) Responsabilité du transporteur
15
B. L’action intentée contre CN
17
1) Quel droit s’applique?
17
2) Quelle limitation de responsabilité s’applique?
22
3) CN est-elle responsable de la négligence de CSXT?
34
4) CSXT a-t-elle fait preuve de négligence?
40
C. L’action intentée contre CSXT
43
1) Quel droit s’applique?
43
2) Fondement contractuel de l’action
45
3) L’accord de règlement de 2015
49
D. Les intérêts antérieurs et postérieurs au jugement
51
III. Dispositif et dépens
53
[1]
La demanderesse, ABB, qui fabrique du matériel électrique, a conclu un contrat avec la défenderesse CN pour que celle-ci transporte un transformateur électrique depuis son usine à Varennes (Québec) jusqu’aux installations de son client situées aux États-Unis. CN, quant à elle, a retenu les services de la défenderesse CSXT pour le segment du trajet effectué aux États-Unis. Lors du transport assuré par CSXT, le transformateur a été endommagé.
[2]
ABB a intenté une action en dommages-intérêts à l’encontre de CN et de CSXT. Les défenderesses, en revanche, soutiennent qu’ABB a convenu d’une limitation de responsabilité. Les limitations de responsabilité sont courantes dans le secteur du transport. Même si elles peuvent être sévères pour les expéditeurs, on peut considérer qu’elles ne font que déplacer le fardeau d’obtenir une couverture d’assurance. Cependant, ce qui est en jeu en l’espèce n’est pas l’existence d’une limitation de responsabilité, mais sa portée. ABB affirme que la limitation de responsabilité applicable figure dans un accord qu’elle a signé avec CN en 2011 et prévoit une exception lorsque la négligence du transporteur est prouvée. Pour leur part, CN et CSXT soutiennent que d’autres documents établissent la limitation pertinente et que celle-ci n’est pas assujettie à une telle exception.
[3]
Je suis d’accord avec ABB. L’accord de 2011 régit la relation entre ABB et CN. Les parties avaient l’intention que la limitation de responsabilité figurant dans cet accord, qui prévoyait une exception en cas de négligence, devienne une clause standard de leurs relations ultérieures. Ainsi, même si le contrat conclu en 2015 afin d’assurer le transport du transformateur était un « accord séparé »
, la limitation de responsabilité qu’il contient doit être interprétée comme ne visant pas les cas de négligence. En outre, selon le régime réglementaire pertinent, CN est responsable de la négligence de CSXT.
[4]
La question de la responsabilité directe de CSXT à l’égard d’ABB n’est pas abordée explicitement dans les lois et règlements fédéraux. Elle doit être tranchée selon le droit privé de la province en question, en l’espèce, le Québec. En droit québécois, le transporteur correspondant, CSXT, devient partie au contrat avec le transporteur initial, CN, aux mêmes modalités et conditions. Ainsi, CSXT est directement responsable à l’égard d’ABB et est liée par la limitation de responsabilité de CN et par ses exceptions.
[5]
CSXT a fait preuve de négligence en omettant de veiller à ce que le transformateur, compte tenu de ses dimensions, ne heurte pas des obstacles présents sur le trajet, en l’occurence, un pont. La situation relève de l’exception à la limite de responsabilité. Je condamne donc CN et CSXT à verser 1,5 million de dollars à ABB, un montant qui fait l’objet d’un accord entre les parties.
[6]
La demanderesse, ABB Inc. [ABB], est une société canadienne dont le siège social se trouve à Varennes (Québec), où elle fabrique du matériel électrique. La défenderesse, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada [CN], est une société canadienne dont le siège social est situé à Montréal (Québec). Elle exploite un réseau ferroviaire qui se trouve principalement au Canada. La défenderesse, CSX Transportation, Inc. [CSXT], est constituée en société en application des lois de la Virginie et a son siège social à Jacksonville (Floride). Elle exploite un réseau ferroviaire qui se trouve principalement aux États-Unis.
[7]
Une partie du matériel fabriqué par ABB est volumineux et lourd. Dans le secteur ferroviaire, on qualifie ce type de matériel de « chargement exceptionnel ».
Son transport et sa livraison aux clients d’ABB nécessitent des dispositions spéciales. À cette fin, ABB retient souvent les services de CN.
[8]
En décembre 2011, ABB et CN ont signé un [traduction] « accord de transport confidentiel »
[l’accord de 2011] qui limite la responsabilité de CN concernant le transport de chargements exceptionnels. Cet accord a été conclu pour une période d’un an et était automatiquement renouvelable pour des périodes subséquentes d’un an, sauf avis contraire. Il n’est pas contesté que cet accord était encore en vigueur à l’époque des faits en cause. La partie pertinente de cet accord est rédigée comme suit :
Pour chaque transport de chargements exceptionnels demandé par l’expéditeur à CN pendant la durée de l’accord, la responsabilité de CN pour toute perte desdits chargements exceptionnels ou d’une partie de ceux-ci ou pour tout dommage qui leur serait causé est limitée à 25 000 $ US, sauf si la négligence est prouvée.
[9]
En juillet 2014, ABB a communiqué avec CN pour obtenir un devis pour le transport d’un transformateur électrique qu’elle avait vendu à la Tennessee Valley Authority [TVA] et qu’elle devait livrer à l’installation de TVA à Drakesboro (Kentucky). CN a ensuite présenté une [traduction] « offre de services relatifs aux chargements exceptionnels ».
Cette offre contenait une mention qui était la suivante : [traduction] « Pour une responsabilité limitée de 25 000 $ US ».
En mars 2015, ABB a émis un bon de commande à l’intention de CN, dans lequel il était fait mention du prix établi par CN dans l’offre de juillet 2014. Il n’est pas contesté qu’ABB a ainsi accepté l’offre de contracter de CN et qu’un contrat, que j’appellerai l’accord de 2015, a alors été formé. Le 7 octobre 2015, cinq jours après avoir pris possession de la cargaison, CN a émis un tarif qui reflétait les conditions de l’accord. Ce tarif a été en vigueur du 2 octobre 2015 au 1er novembre 2015. Il est accompagné de la mention suivante : [traduction] « Ce tarif comprend une responsabilité limitée de 25 000 $ US pendant la durée du transport assuré par les transporteurs affichés sur l’itinéraire ».
[10]
Or, le réseau de CN ne s’étend pas jusqu’au Kentucky. Il a donc fallu retenir les services de CSXT pour le segment du trajet effectué aux États-Unis. ABB, toutefois, a seulement fait affaire avec CN. Elle n’a pas communiqué directement avec CSXT relativement à ce déplacement. Comme nous le verrons, la nature précise des relations juridiques entre ABB, CN et CSXT fait l’objet d’une vive controverse.
[11]
Avant le début du trajet, ABB a fourni les dimensions du transformateur à CN qui, à son tour, les a communiquées à CSXT. Chaque transporteur a effectué une vérification du dégagement
pour s’assurer que les dimensions du chargement ne dépasseraient pas le dégagement de divers obstacles présents sur l’itinéraire proposé, notamment la hauteur des ponts.
[12]
CN a pris possession du transformateur à Varennes le 2 octobre 2015. CN l’a transporté jusqu’à Buffalo (New York) où elle l’a remis à CSXT. CSXT l’a ensuite transporté jusqu’à sa destination finale à Drakesboro (Kentucky) le 21 octobre 2015.
[13]
Cependant, peu de temps avant son arrivée à destination, le transformateur a heurté un pont et a été sérieusement endommagé. Il semble que le logiciel de CSXT a omis d’indiquer la hauteur insuffisante de ce pont. Je reviendrai sur cette question plus tard dans les présents motifs.
[14]
ABB a intenté une action à l’encontre de CN et de CSXT pour les dommages causés par l’accident. CN nie toute responsabilité, car elle a livré à CSXT le transformateur en bon état. Elle invoque aussi les clauses de limitation de responsabilité contenues dans l’offre de juillet 2014 et dans le tarif d’octobre 2015 ou, à titre subsidiaire, dans l’accord de 2011. CSXT rejette aussi toute responsabilité, en faisant valoir qu’elle n’a pas de relation contractuelle directe avec ABB. Elle invoque également les clauses de limitation de responsabilité contenues dans son tarif ou dans un accord avec ABB qui règle un litige concernant une autre cargaison. CN n’a pas déposé une demande entre défendeurs contre CSXT. CN et CSXT affirment que toute demande entre elles sera traitée devant un autre tribunal, et elles ont en conséquence présenté peu d’éléments de preuve à ce sujet.
[15]
Le procès a été instruit entièrement en fonction des aveux de faits et de documents et des extraits des transcriptions d’interrogatoires préalables. Aucun témoin n’a été entendu. Les parties ont convenu que si CN ou CSXT étaient tenues responsables, le montant des dommages subis par ABB serait évalué à 1,5 million de dollars.
[16]
Le présent litige découle principalement d’un désaccord concernant le cadre juridique fondamental du transport ferroviaire. ABB a fait valoir un large éventail d’arguments contre les deux défenderesses, affirmant essentiellement que quelqu’un doit l’indemniser pour ce qui s’est produit. Les défenderesses, quant à elles, ont présenté divers motifs pour lesquels elles ne devraient pas être tenues responsables. En simplifiant quelque peu, CN affirme qu’elle n’a rien fait de mal, et CSXT soutient qu’aucun contrat ne la lie à ABB. L’issue dépend d’un ensemble de règles légales, réglementaires et contractuelles. Les parties ne s’entendent pas sur l’ordonnancement approprié de ces règles.
[17]
Ainsi, il est nécessaire de clarifier le cadre juridique avant d’analyser le fondement de la réclamation d’ABB à l’encontre de CN et de CSXT.
[18]
On pourrait être porté à croire que la législation fédérale qui régit le transport ferroviaire est exhaustive. Comme on le verra bientôt, cela n’est tout simplement pas le cas. Dans certaines circonstances, cette législation doit être interprétée à la lumière du droit privé et, plus précisément, du droit des contrats. Autrement dit, le droit privé fournit le droit « supplétif »
, c’est-à-dire le droit qui comble les lacunes dans la législation fédérale en matière de transport ferroviaire. Le droit privé relève habituellement de la compétence provinciale. Il est donc nécessaire d’identifier la province dans laquelle les faits se sont produits. Si les faits se sont déroulés au Québec, les règles du droit privé figurent dans le Code civil.
[19]
Dans la présente section, j’essaierai donc de décrire les principales caractéristiques du cadre législatif qui régit le transport ferroviaire au Canada. Je me concentrerai sur ce qui ne fait pas l’objet d’un différend entre les parties; les points plus controversés seront abordés plus tard dans la discussion.
[20]
Un défi particulier en l’espèce est le fait que les règles de droit qui régissent le transport ferroviaire proviennent de plusieurs sources. Une compréhension adéquate des interactions entre les ensembles de normes qui découlent de ces sources est essentielle pour résoudre le litige. Pour y parvenir, il faut débuter par le partage constitutionnel des compétences.
[21]
Le transport ferroviaire interprovincial et international est une question qui relève de la compétence fédérale, selon le paragraphe 91(29) et l’alinéa 92(10)a) de la Loi constitutionnelle de 1867. Dans l’exercice de cette compétence, le Parlement a adopté la Loi sur les transports au Canada, LC 1996, c 10 [la Loi], qui réglemente le transport aérien et ferroviaire. L’adoption d’une loi fédérale en vertu de ce chef de compétence n’écarte cependant pas l’application des lois provinciales.
[22]
Selon la vision moderne du droit constitutionnel canadien, « des situations de fait identiques peuvent être réglementées suivant des perspectives différentes, l’une relevant d’une compétence provinciale et l’autre, d’une compétence fédérale » :
Transport Desgagnés inc c Wärtsilä Canada Inc, 2019 CSC 58, au paragraphe 84 [Transport Desgagnés]. L’application d’une loi provinciale est écartée dans deux types de circonstances : l’exclusivité des compétences et la prépondérance : Banque canadienne de l’Ouest c Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 RCS 3 [Banque canadienne de l’Ouest]. Il y a exclusivité des compétences lorsque l’application d’une loi provinciale porterait atteinte au contenu essentiel d’une compétence fédérale. Les parties n’ont pas fait valoir que cela se produirait en l’espèce. En effet, il existe de nombreuses situations dans lesquelles une loi provinciale s’applique au contexte ferroviaire : Ontario c Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 RCS 1028. Quant à elle, la prépondérance décrit la situation dans laquelle une loi provinciale entre en conflit avec une loi fédérale, auquel cas la loi fédérale a préséance.
[23]
Deux types de conflits peuvent mener à une situation de prépondérance : Saskatchewan (Procureur général) c Lemare Lake Logging Ltd, 2015 CSC 53, aux paragraphes 17 à 22, [2015] 3 RCS 419 [Lemare Lake Logging]. Le premier est le conflit opérationnel, c’est-à-dire une situation dans laquelle il est impossible de se conformer simultanément à une loi fédérale et à une loi provinciale. Le second se produit lorsque l’application d’une loi provinciale entraverait l’objet d’une loi fédérale. Cependant, la Cour suprême du Canada a mis en garde contre le fait d’attribuer une portée trop large au volet « entrave à l’objet »
de la doctrine de la prépondérance : Banque canadienne de l’Ouest c Alberta, au paragraphe 74; Lemare Lake Logging Ltd, au paragraphe 21. La Cour a été réticente à conclure que l’objectif du législateur est d’exclure l’application d’une loi provinciale ou, en d’autres termes, d’« occuper le champ »
ou de prévoir un « code complet » :
Banque de Montréal c Marcotte, 2014 CSC 55, au paragraphe 72, [2014] 2 RCS 725.
[24]
Lorsqu’une loi provinciale concerne la « propriété et les droits civils »
ou, en termes plus modernes, le droit privé, l’article 8.1 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, doit également être pris en considération. Il est rédigé comme suit :
8.1 Le droit civil et la common law font pareillement autorité et sont tous deux sources de droit en matière de propriété et de droits civils au Canada et, s’il est nécessaire de recourir à des règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d’assurer l’application d’un texte dans une province, il faut, sauf règle de droit s’y opposant, avoir recours aux règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l’application du texte.
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8.1 Both the common law and the civil law are equally authoritative and recognized sources of the law of property and civil rights in Canada and, unless otherwise provided by law, if in interpreting an enactment it is necessary to refer to a province’s rules, principles or concepts forming part of the law of property and civil rights, reference must be made to the rules, principles and concepts in force in the province at the time the enactment is being applied.
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[25]
Adopté en 2001, l’article 8.1 consacre un principe reconnu depuis longtemps : Canada (Procureur général) c St Hilaire, 2001 CAF 63, [2001] 4 CF 289 [St-Hilaire]; Jean-Maurice Brisson et André Morel, « Droit fédéral et droit civil: complémentarité, dissociation »
(1996) 75 R du B can 297 [Brisson et Morel, « Droit fédéral »
]. Il permet d’accomplir deux choses que je décrirai en soulignant comment elles s’appliquent à la législation en matière de transport ferroviaire.
[26]
Premièrement, l’article 8.1 crée une forte présomption que le législateur n’a pas l’intention d’« occuper le champ »
et d’exclure l’application d’une loi provinciale concernant la propriété et les droits civils. La même idée découle d’ailleurs de la manière dont la doctrine de la prépondérance des lois fédérales est appliquée, comme je l’ai expliqué plus haut. Dans le contexte ferroviaire, cela est conforme au fait que la Loi et les lois qui l’ont précédée n’ont jamais été considérées comme une codification exhaustive du droit régissant le transport ferroviaire : Canadian National Railway Company v Neptune Bulk Terminals (Canada) Ltd, 2006 BCSC 1073, au paragraphe 91 [Neptune]. L’article 8.1 exige plutôt que l’on fasse appel au droit privé provincial afin de compléter les dispositions des lois fédérales qui emploient des notions de droit privé. D’ailleurs, la prémisse fondamentale de la Loi est que le transport de marchandises est régi par des contrats conclus entre les expéditeurs et les compagnies de chemin de fer : G.E.X.R. v Shantz Station and Parrish & Heimbecker, 2019 ONSC 1914, au paragraphe 84; Neptune, au paragraphe 93. Puisque la Loi repose sur la notion juridique de contrat, il peut s’avérer nécessaire de se fonder sur les règles du droit privé provincial qui définissent et régissent les contrats, afin de proposer une solution complète à un problème juridique impliquant le transport ferroviaire. En effet, il n’existe pas de droit fédéral des contrats qui puisse remplir ce rôle : Transport Desgagnés, au paragraphe 47; Quebec North Shore Paper Co c Canadien Pacifique Ltée, [1977] 2 RCS 1054; Brisson et Morel, « Droit fédéral »
, à la page 310; H. Patrick Glenn, « The Common Law in Canada »
(1995) 74 R du B can 261, aux pages 279 et 280; Philippe Denault, La recherche d’unité dans l’interprétation du droit privé fédéral – Cadre juridique et fragments du discours judiciaire, Montréal, Thémis, 2008, aux pages 38 à 50.
[27]
Deuxièmement, l’article 8.1 consacre l’égalité du droit civil et de la common law. Cela dissipe l’idée que les lacunes dans la législation fédérale soient comblées en ayant recours à la common law, que ce soit parce que l’on pense que la législation fédérale a été rédigée avec la common law à l’esprit ou simplement pour des raisons d’ordre pratique ou d’uniformité : D.I.M.S. Construction inc. (Syndic de) c Québec (Procureur général), 2005 CSC 52, au paragraphe 64, [2005] 2 RCS 564. À cet égard, je souligne que « le souci d’uniformité ne peut pas guider l’analyse du partage des compétences »
: Desgagnés Transport, au paragraphe 152; voir aussi Canada c Raposo, 2019 CAF 208.
[28]
Une conséquence de ce principe, qui n’a pas été entièrement comprise par les parties au début du procès, est qu’il faut avoir recours au droit civil, et non à la common law, lorsqu’il est nécessaire de compléter les dispositions de la Loi relativement à un litige qui survient au Québec. Dans ce cas, « le droit supplétif est le droit civil »
: St-Hilaire, au paragraphe 36. Il n’y a là rien de nouveau : voir notamment Canadian National Railway Company c Sumitomo Marine & Fire Insurance Company, Limited, 2007 QCCA 985, [2007] RJQ 1508 [Sumitomo]; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Compagnie d’arrimage de Québec ltée., 2010 QCCQ 942, au paragraphe 49.
[29]
Dans certains cas, comme dans l’arrêt Sumitomo, il peut être possible de résoudre un problème juridique uniquement en interprétant les dispositions de la Loi. Cela n’est toutefois pas toujours le cas et il ne faudrait pas être amené à penser que la Loi est un « code complet »
qui n’a jamais besoin d’être complété par des principes de droit privé. Dans la pratique, affirmer que la Loi est un « code complet »
pourrait conduire à une utilisation consciente ou inconsciente des notions de la common law dans un litige survenu au Québec. À titre d’exemple, les parties en l’espèce ont d’abord déclaré qu’il n’était pas nécessaire d’aller au-delà de la Loi pour résoudre le litige. Néanmoins, elles ont utilisé des notions de la common law, comme l’obligation intransmissible ou la responsabilité du fait d’autrui, sans songer au fait que le litige pourrait être régi par le droit civil.
[30]
Ainsi, lorsque la Loi doit être complétée par des notions du droit privé, la première étape de l’analyse devrait consister à établir quel droit provincial s’applique à titre de droit supplétif.
[31]
Bien que la Loi repose sur la notion de contrat en droit privé pour structurer le cadre juridique de la relation entre les expéditeurs et les compagnies de chemin de fer, elle limite la liberté de contracter de ces dernières à bien des égards. La Loi exige notamment que les compagnies de chemin de fer concluent un contrat de transport avec tout expéditeur qui souhaite utiliser leurs services. La Loi prévoit aussi des mécanismes pour imposer certaines conditions importantes des contrats de transport. Ce faisant, la Loi s’écarte des règles qui régissent habituellement les contrats et qui protègent la liberté de choisir ses partenaires contractuels et la liberté de négocier les clauses de l’entente. Ces restrictions à la liberté de contracter sont nécessaires, car « un système économique efficace ne peut reposer sur les caprices de la bonne volonté de ceux qui contrôlent les moyens de transport des marchandises vers les différents marchés »
: Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canexus Chemicals Canada, LP, 2015 CAF 283, au paragraphe 97, [2016] 3 RCF 427 [Canexus].
[32]
Le tarif est le principal outil visant l’atteinte de ces objectifs. Sans entrer dans les détails, les articles 117, 118 et 119 de la Loi disposent que les compagnies de chemin de fer doivent publier leurs tarifs et qu’elles ne peuvent pas exiger des prix qui diffèrent de ceux indiqués dans ces tarifs. Selon l’article 87, un tarif peut comprendre non seulement des prix, mais aussi des modalités et conditions de transport. L’article 113, quant à lui, exige que les compagnies de chemin de fer, entre autres choses, acceptent de transporter « des marchandises à transporter par chemin de fer ».
Ainsi, en échange de l’obligation de conclure un contrat avec quiconque souhaite expédier des marchandises sur leur réseau, les compagnies de chemin de fer obtiennent le pouvoir de déterminer unilatéralement les conditions de ces contrats. Contractuellement, la Loi exige que les compagnies de chemin de fer fassent une offre de contracter permanente au public, selon les modalités et conditions qu’elles ont établies dans leurs tarifs. Un contrat est conclu lorsqu’un expéditeur manifeste sa volonté d’expédier des marchandises conformément au tarif.
[33]
Cependant, la Loi permet aussi la négociation directe des conditions d’un contrat de transport ferroviaire. L’article 126 permet aux expéditeurs et aux compagnies de chemin de fer de conclure des « contrats confidentiels »
qui régissent les conditions de transport de marchandises entre eux. Selon l’article 117, ces contrats confidentiels ont préséance sur les dispositions d’un tarif.
[34]
En outre, rien n’empêche un expéditeur de convenir avec une compagnie de chemin de fer des prix et des conditions de transport de certaines marchandises, par l’intermédiaire d’un contrat qui n’est pas confidentiel au sens de l’article 126. Dans ce cas, pour que le procédé soit efficace, le contenu de l’entente doit être intégré à un tarif publié. En théorie, d’autres expéditeurs pourraient se prévaloir du même tarif pendant qu’il est en vigueur. Comme nous l’avons vu plus tôt, c’est ce qu’ABB et CN ont fait en l’espèce.
[35]
Comme dans toute situation contractuelle, le défaut par une partie de s’acquitter de ses obligations donne ouverture à la responsabilité contractuelle. La disposition clé, à cet égard, est l’article 137 de la Loi, qui permet d’accomplir deux choses principales. Premièrement, il habilite l’Office des transports du Canada [l’Office] à adopter des règlements qui régissent, en l’absence d’entente, les questions liées à la responsabilité entre un expéditeur et une compagnie de chemin de fer. Deuxièmement, il permet à un expéditeur et à une compagnie de chemin de fer de convenir d’un régime de responsabilité différent. Pour le moment, une description de ces deux composantes dans leurs grandes lignes est suffisante.
[36]
En application du pouvoir conféré par l’article 137, l’Office a adopté le Règlement sur la responsabilité à l’égard du transport ferroviaire des marchandises, DORS/91-488 [le Règlement sur la responsabilité]. L’article 4 de ce règlement énonce le principe général selon lequel un transporteur ferroviaire est responsable, quant aux marchandises qui sont en sa possession, « des pertes, des dommages [...] subis par celles-ci »
. L’article 5 prévoit certaines causes de dégagement de responsabilité généralement liées à la notion de force majeure, par exemple une guerre ou une mise en quarantaine. La Cour d’appel fédérale a précisé que ces dispositions « reprennent en grande partie les obligations d’un transporteur public (et les exceptions à ses obligations) en common law, selon laquelle un transporteur public est considéré comme l’assureur des marchandises de l’expéditeur »
: Canexus, au paragraphe 11. Cette comparaison pourrait s’étendre au droit civil : article 2049 du Code civil. L’article 8 du Règlement, auquel je reviendrai plus tard dans les présents motifs, porte sur la question de la responsabilité lorsque des marchandises sont transportées par des transporteurs successifs.
[37]
Il s’agit du régime par défaut. Un expéditeur et une compagnie de chemin de fer peuvent y substituer un régime différent, pourvu qu’ils le fassent en se conformant au paragraphe 137(1) de la Loi. Le libellé de cette disposition a été modifié en 2015, après l’accord de 2011 entre ABB et CN, mais avant le transport du transformateur. Les différences entre les deux versions sont sans importance pour les fins du présent litige. La disposition est actuellement rédigée comme suit :
137. (1) Les questions portant sur la responsabilité relativement au transport des marchandises d’un expéditeur, notamment envers les tiers, ne peuvent être traitées entre la compagnie de chemin de fer et l’expéditeur que par accord écrit signé soit par l’expéditeur, soit par une association ou une autre entité représentant les expéditeurs.
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137. (1) Any issue related to liability, including liability to a third party, in respect of the movement of a shipper’s traffic shall be dealt with between the railway company and the shipper only by means of a written agreement that is signed by the shipper or by an association or other entity representing shippers.
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[38]
Ainsi, une compagnie de chemin de fer peut limiter sa responsabilité. Elle ne peut cependant pas le faire unilatéralement, par l’introduction d’une modalité à cet effet dans ses tarifs : Canexus, aux paragraphes 98 et 99. Elle doit plutôt obtenir un « accord écrit signé [...] par l’expéditeur ».
[39]
L’action intentée par ABB contre CN est fondée sur deux propositions principales : premièrement, la limite de responsabilité applicable est celle qui figure dans l’accord de 2011, dans lequel une exception est prévue en cas de négligence et, deuxièmement, CN est responsable des dommages subis par le transformateur alors que son transport était assuré par CSXT. CN conteste les deux propositions. Avant d’aborder ces deux questions principales, je dois déterminer quel droit supplétif s’applique aux contrats conclus entre ABB et CN. En outre, puisque la négligence dont a fait preuve CSXT constitue le fondement de l’action intentée contre CN, j’aborderai également l’argument de CSXT selon lequel elle n’a pas été négligente dans la présente section.
[40]
Comme on le verra, la Loi et le Règlement sur la responsabilité n’apportent pas une réponse à toutes les questions en litige. Ainsi, conformément à l’article 8.1 de la Loi d’interprétation, la première étape de l’analyse consiste à déterminer le droit provincial qui s’applique en arrière-plan de la Loi.
[41]
À cet égard, ABB a soutenu que son contrat avec CN est régi par le droit québécois, car il a été conclu par deux entreprises dont le siège social se trouve au Québec et parce qu’il régissait le transport du transformateur depuis le Québec jusqu’au Kentucky. CN n’a pas pris une position ferme sur la question et a fait valoir, au contraire, que l’application du Code civil n’aurait [traduction] « pas d’incidence sur l’analyse ».
CSXT nie que le droit québécois s’applique. Elle affirme que l’accord de 2011 conclu entre CN et ABB n’est pas régi par le droit civil, car les parties ont utilisé une notion de la common law, à savoir la négligence, dans la principale clause de l’accord. CSXT invoque aussi divers motifs pour s’opposer à l’application du Code civil, notamment le fait que la Loi et le Règlement n’ont pas besoin d’être complétés, que les provinces n’ont pas compétence sur le transport international, que CSXT est basée aux États-Unis et qu’elle a transporté le transformateur uniquement aux États-Unis. Même si elle a reconnu qu’elle était assujettie au droit canadien, notamment à la Loi et au Règlement sur la responsabilité, CSXT n’a pas laissé entendre que le droit d’une province autre que le Québec s’appliquait.
[42]
En pareil cas, on ne peut pas simplement conclure qu’aucun droit ne s’applique. Il n’existe pas non plus de présomption en faveur de la common law, car cela serait contraire à l’égalité des traditions de droit civil et de common law qui est consacrée à l’article 8.1 de la Loi d’interprétation. La solution doit être fondée sur des principes, et non sur la simple commodité.
[43]
La détermination du droit applicable dans une action dont notre Cour est saisie peut donner ouverture à certaines difficultés conceptuelles et pratiques. Lorsqu’une situation juridique est liée à plus d’un ressort, il ne semble pas y avoir de méthode généralement acceptée pour déterminer la province dont le droit devrait s’appliquer, aux fins de l’article 8.1 de la Loi d’interprétation. Si une cour supérieure provinciale était saisie du litige, la solution émanerait normalement des règles de droit international privé de la province en cause. Devant la Cour fédérale, en revanche, puisque la common law et le droit civil ont un statut égal, il n’existe aucun ensemble de règles de droit international privé qui peut s’appliquer pour trancher la question.
[44]
Un moyen pratique de contourner cet obstacle conceptuel, tout en garantissant l’égalité entre les traditions juridiques, consiste à examiner les règles de droit international privé du Code civil et celles de la common law. Si elles convergent vers le même résultat, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin.
[45]
Les articles 3111 à 3113 du Code civil exposent les règles pour établir le droit qui s’applique à un contrat. L’article 3111 dispose qu’un contrat est régi par le droit qu’il désigne. Les contrats entre ABB et CN, toutefois, ne contiennent pas de clause de choix de la loi applicable. Si le droit n’est pas expressément désigné, l’article 3112 indique que le droit applicable est celui du ressort qui « présente les liens les plus étroits avec cet acte ».
L’article 3113, quant à lui, énonce une présomption à l’égard de ce lien :
3113. Les liens les plus étroits sont présumés exister avec la loi de l’État dans lequel la partie qui doit fournir la prestation caractéristique de l’acte a sa résidence ou, si celui-ci est conclu dans le cours des activités d’une entreprise, son établissement.
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3113. A juridical act is presumed to be most closely connected with the law of the State where the party who is to perform the prestation which is characteristic of the act has his residence or, if the act is concluded in the ordinary course of business of an enterprise, has his establishment.
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[46]
Dans le cas d’un contrat de transport, le transporteur est la partie qui effectue la prestation caractéristique du contrat : Jean Pineau et Guy Lefebvre, Le contrat de transport de marchandises : terrestre, maritime et aérien, éd. rév., Montréal, Thémis, 2016, au paragraphe 77 [Pineau et Lefebvre, Le contrat de transport]. Ainsi, le droit applicable est celui du lieu de résidence ou d’établissement de CN, à savoir le droit québécois.
[47]
La common law canadienne adopte une approche similaire à celle de l’article 3112 du Code civil, mais sans la présomption établie à l’article 3113. Dans l’arrêt
Imperial Life Assurance Co of Canada c Colmenares, [1967] RCS 443, à la page 448, la Cour suprême du Canada a écrit ceci :
[traduction]
[...] le problème lié à l’établissement du droit applicable à un contrat doit être résolu en examinant le contrat dans son ensemble, à la lumière de toutes les circonstances qui l’entourent, et en appliquant le droit avec lequel il semble avoir le lien le plus étroit et le plus important.
[48]
Cette approche a été adoptée par la Cour d’appel fédérale, plus récemment dans l’arrêt JPMorgan Chase Bank c Lanner (Le), 2008 CAF 399, [2009] 4 RCF 109.
[49]
En l’espèce, les facteurs suivants montrent que les contrats conclus entre ABB et CN présentent le lien le plus étroit et le plus important avec le Québec, et non avec une autre province canadienne : le siège social de CN et celui d’ABB sont situés au Québec; les employés d’ABB impliqués dans la conclusion des contrats travaillaient principalement au Québec. En outre, en ce qui concerne l’accord de 2015, le transport a été effectué depuis le Québec et, bien que le trajet du transformateur passait par l’Ontario, aucun événement pertinent au présent litige n’est survenu dans cette province.
[50]
Il a aussi été affirmé que le droit applicable est celui du ressort où le connaissement est émis, ce qui est, dans la plupart des cas, le lieu d’expédition : John S. McNeil, Motor Carrier Cargo Claims, 5th ed., Toronto, Thomson Carswell, 2007 aux pages 257 et 258 [McNeil, Motor Carrier Cargo Claims]. Dans ce cas, le droit québécois serait également applicable.
[51]
Je rejette aussi l’argument de CSXT selon lequel ABB et CN ont implicitement choisi d’assujettir l’accord de 2011 à la common law, et non au droit québécois. Premièrement, bien que l’article 3111 du Code civil prévoie la possibilité d’une clause de choix du droit applicable implicite, le choix des parties doit « résulte[r] d’une façon certaine ».
Deuxièmement, une clause de choix du droit applicable désigne habituellement le droit d’un ressort particulier, et non une tradition juridique comme la common law ou le droit civil. Ainsi, l’utilisation d’un vocable de la common law dans un contrat ne témoigne pas d’une intention de choisir le droit d’un ressort particulier de common law. CSXT n’a mentionné aucun précédent dans lequel l’utilisation d’un terme de la common law a été considérée comme un choix du droit applicable. Troisièmement, la négligence n’est pas un terme qui appartient exclusivement à la common law. Il est utilisé depuis longtemps en droit civil. Le Dictionnaire de droit privé en ligne de l’Université McGill définit la « négligence »
comme une « [f]aute non intentionnelle qui consiste à ne pas agir, dans une situation donnée, avec la diligence d’une personne raisonnable afin d’éviter la réalisation d’un préjudice prévisible »
: https://nimbus.mcgill.ca/pld-ddp/dictionary/show/21212. L’utilisation par les parties du terme « négligence »
dans l’accord de 2011 est compatible avec un choix implicite du droit québécois.
[52]
Je ne peux pas non plus souscrire à l’argument de CN voulant que l’application du Code civil n’aboutisse pas à un résultat différent. Cela peut s’avérer exact ou non selon la situation, et on ne peut le savoir avant d’avoir analysé le problème selon le droit civil. Le fait de rejeter l’application du droit civil pour ce motif reviendrait à appliquer la common law par défaut, ce qui est contraire au principe d’égalité de la common law et du droit civil qui est consacré dans l’article 8.1 de la Loi d’interprétation.
[53]
En l’espèce, une difficulté importante découle de la divergence apparente entre les clauses de limitation de responsabilité qui figurent dans l’accord de 2011 et celles qui se trouvent dans l’offre et le tarif émis par CN en 2014 et en 2015. Bien que les clauses figurant dans l’accord de 2011 qualifient la limitation de responsabilité par le membre de phrase [traduction] « sauf si la négligence est prouvée »
, la proposition et le tarif ne contiennent pas explicitement une telle mention. Pour ce motif, CN affirme qu’en concluant un contrat en 2015, ABB et CN entendaient remplacer l’accord de 2011 et limiter la responsabilité de CN, même lorsqu’il y a preuve de négligence. Autrement dit, CN soutient que l’accord de 2015 était un « accord [entièrement] distinct »
de l’accord de 2011.
[54]
Je ne suis pas d’accord avec l’interprétation de CN. Bien que les accords de 2011 et de 2015 soient conceptuellement distincts, ils n’en demeurent pas moins liés et doivent être analysés ensemble. En concluant l’accord de 2011, les parties ont déterminé certaines modalités de leurs relations contractuelles futures et ont défini les paramètres de la limitation de responsabilité. Alors que la preuve ne fournit aucune indication en ce sens, l’argument de CN suppose que les parties ont voulu déroger à la règle qu’elles s’étaient donnée. Dans cette logique, on voit mal à quoi aurait servi l’accord de 2011. De plus, si l’argument de CN devait être retenu, ABB serait privée de la protection prévue par l’article 137 de la Loi.
a)
L’ensemble contractuel
[55]
Il n’est pas contesté qu’un contrat doit être interprété à la lumière d’autres contrats conclus entre les mêmes parties ou, si je puis utiliser cette expression, à la lumière de l’« ensemble contractuel » dont il fait partie
: Pierre-Gabriel Jobin, « Comment résoudre le casse-tête d’un groupe de contrats »
(2012) 46 RJT 9; Billards Dooly’s inc. c Entreprises Prébour ltée, 2014 QCCA 842, aux paragraphes 58 à 63. Néanmoins, CN affirme que l’accord de 2015 a écarté celui de 2011. Elle invoque les principes d’interprétation bien connus selon lesquels une disposition subséquente a préséance sur une disposition plus ancienne et une disposition particulière a préséance sur une disposition plus générale. À mon avis, il n’est toutefois pas approprié d’opposer les accords de 2011 et de 2015 pour ensuite accorder la priorité à l’un ou à l’autre. Il faut plutôt examiner l’ensemble contractuel dans son intégralité et établir l’objectif de chaque élément de l’ensemble. Ce n’est qu’au terme de cet exercice qu’il est possible de réconcilier les dispositions de ces deux accords.
[56]
CN et ABB ont une relation contractuelle répétitive et de longue durée. Bien qu’une telle relation constitue un terreau fertile à l’émergence de pratiques contractuelles implicites ou informelles, les parties peuvent aussi vouloir structurer davantage leur relation en concluant un « accord-cadre »
destiné à régir certains aspects de leurs pratiques contractuelles. C’est ce qu’il s’est produit en l’espèce, lorsqu’ABB et CN ont conclu l’accord de 2011.
[57]
L’arrêt STMicroelectronics Inc c Matrox Graphics Inc, 2007 QCCA 1784, [2008] RJQ 73 [Matrox], fournit un exemple d’interaction entre un accord-cadre et des contrats subséquents. Au paragraphe 24, la Cour a rejeté l’idée selon laquelle les contrats de vente subséquents devraient être examinés isolément :
L’appelante prétend qu’il y a eu entre les parties autant de contrats de vente que de commandes acceptées. En un sens, cela est vrai mais, par ailleurs, il me semble, selon la preuve, qu’il y a d’abord eu entre les parties un contrat-cadre ou un contrat général qu’elles ont ensuite mis à exécution au moyen de ventes/achats successifs et dont les termes ont pu être précisés par les divers échanges de documents accompagnant cette exécution.
[58]
La Cour a accepté que les parties qui ont conclu un accord-cadre puissent, à un stade ultérieur, tacitement accepter des clauses supplémentaires par le biais d’échanges de documents, mais « sans aller à l’encontre des termes du contrat-cadre »
: Matrox, au paragraphe 37.
[59]
L’accord de 2011 est un accord écrit formel signé par les parties. Son préambule explique le contexte et l’objectif de l’accord : le souhait des parties de limiter la responsabilité de CN pour le transport des chargements exceptionnels d’ABB, conformément à l’article 137 de la Loi. Son dispositif est très simple; je l’ai reproduit plus haut. Il porte sur une seule question : la limitation de la responsabilité. Il ne constitue pas en soi un contrat relatif au transport d’un chargement exceptionnel particulier. L’intention évidente des parties était d’établir une clause standard de tous les futurs contrats de transport de chargements exceptionnels qui seraient conclus pendant que cet accord demeurait en vigueur. Autrement dit, les parties ont établi une forte présomption selon laquelle leurs relations futures comprendraient une limitation de responsabilité assortie d’une exception en cas de négligence.
[60]
En termes juridiques, cette volonté pouvait se traduire de deux manières différentes, selon les circonstances. Premièrement, si un contrat de transport subséquent est silencieux au sujet de la limitation de responsabilité, l’accord de 2011 témoigne de la volonté des parties qu’une telle limitation constitue une clause implicite (art 1434 du Code civil) de ce contrat de transport. Deuxièmement, l’accord de 2011 définit les paramètres de la limitation de responsabilité à laquelle les parties entendent s’assujettir. Si un contrat de transport subséquent prévoit une limitation de responsabilité sans en définir les paramètres, c’est à l’accord de 2011 qu’il faut alors s’en remettre. L’accord de 2011 établit donc une définition visant les accords subséquents. Il faut donc interpréter ceux-ci en fonction de cette définition.
[61]
Le cas d’espèce relève du deuxième cas de figure. Dans les échanges de documents électroniques qui ont donné lieu à l’accord de 2015, plus précisément dans le devis que CN a adressé à ABB, on retrouve la mention [traduction] « Pour une responsabilité limitée de 25 000 $ US ». Outre le montant, cette mention ne précise pas les paramètres de la limitation envisagée.
Il faut présumer que CN prévoyait appliquer la clause sur laquelle les parties s’étaient entendues en 2011, qui faisait l’objet d’une exception en cas de négligence.
[62]
C’est dans ce contexte qu’il faut examiner l’argument de CN, selon lequel l’accord de 2015 a écarté celui de 2011. L’argument de CN ne tient pas compte de l’objectif de l’accord de 2011. En réalité, il vide cet accord de son sens. Pourquoi les parties concluraient-elles un contrat formel prévoyant une limitation de responsabilité, [traduction] « sauf si la négligence est prouvée »,
si la mention télégraphique d’une [traduction] « responsabilité limitée »
dans un échange de courriels subséquent suffisait pour y substituer une règle différente? L’interprétation de CN n’accorderait « aucun effet »
à l’accord de 2011, contrairement à l’article 1428 du Code civil. L’interprétation plus appropriée est que, lorsque CN a offert de transporter le transformateur sous réserve de sa « responsabilité limitée »
, elle renvoyait à la clause standard de limitation de responsabilité dont les parties avaient convenu en 2011. De plus, tout porte à croire que c’est ainsi qu’ABB a compris la proposition.
[63]
Bien entendu, il est toujours loisible aux parties à un contrat de modifier ou de résilier ce dernier au moyen d’un accord subséquent, que celui-ci soit exprès ou tacite. L’accord de 2015 ne fait état d’aucune intention expresse d’écarter l’accord de 2011. Comme je l’ai indiqué plus haut, la mention de « responsabilité limitée »
qui figure dans l’accord de 2015 peut être interprétée d’une manière compatible avec l’accord de 2011.
[64]
Par ailleurs, lorsque les parties ont conclu un accord-cadre formel destiné à régir la conclusion de futurs contrats, les tribunaux devraient être réticents à conclure qu’elles ont convenu, de manière tacite, de conditions différentes, comme la Cour d’appel du Québec l’a mentionné dans l’arrêt Matrox. À ce sujet, CN n’a présenté aucune preuve de l’accord tacite d’ABB visant à modifier les conditions de l’accord de 2011. Le peu de preuve qui figure au dossier révèle plutôt le contraire. Lorsqu’interrogé au sujet de la divergence apparente entre l’accord de 2011 et le devis de 2015, M. Neil MacKinnon, représentant de CN lors de l’interrogatoire préalable, a fourni les explications suivantes, qui sont conformes à l’interprétation à laquelle je suis parvenu en analysant les documents eux-mêmes :
[traduction]
115 Q. Selon vous, comment l’accord et le devis fonctionnent-ils ensemble?
R. Nos clients signent une limitation de responsabilité qui indique que CN est responsable des dommages jusqu’à hauteur de 25 000 $. Cela figure dans notre offre et est précisé de nouveau dans nos conditions.
116 Q. Très bien. Mais votre accord que le client signe va en réalité au-delà de cette condition puisqu’il précise que la limite est fixée à 25 000 $, sauf si la négligence est prouvée, n’est-ce pas?
R. Dans ce document précis, oui.
117 Q. Il s’agirait du document que le client signe et qui régit le transport; est-ce exact?
R. Relativement à la limitation de responsabilité, oui.
118 Q. En ce qui concerne la limitation de responsabilité. Seriez-vous donc d’accord pour dire que dans le cas de l’offre que j’examine [l’offre de 2015], la limitation fait l’objet de l’[accord de 2011]?
R. Oui.
[65]
Lors du procès, CN a tenté de se distancier du témoignage de M. MacKinnon, car il ne travaillait pas pour CN en 2011, il n’était pas personnellement au courant de certains sujets concernant lesquels il a témoigné, et il a été invité à donner son avis sur le sens de documents juridiques. Cependant, la règle 241 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, exige que le représentant d’une partie, lors d’un interrogatoire préalable, se renseigne lui-même sur les faits pertinents. De plus, les réponses de M. MacKinnon ne constituaient pas un avis juridique. L’intention des parties, au moment de conclure un contrat, est un fait pertinent et admissible aux fins d’interprétation du contrat : articles 1425 et 2864 du Code civil.
[66]
CN s’appuie également sur l’interrogatoire préalable de M. Paolo Castellan, représentant d’ABB. M. Castellan a convenu que le transport du transformateur était assujetti à une limite de responsabilité de 25 000 $. On ne lui a toutefois pas demandé si cette limitation faisait l’objet d’une exception [traduction] si « la négligence [était] prouvée ».
C’est pourquoi son témoignage est peu utile pour trancher la question en litige.
[67]
Cela m’amène aux décisions invoquées par CN pour appuyer son argument interprétatif. Je n’aborderai que deux d’entre elles, qui ont été mises en évidence lors des plaidoiries. La première affaire est 2195002 Ontario Inc v Tribute Resources Inc, 2012 ONSC 5412, conf. par 2013 ONCA 576. Elle concernait deux contrats successifs qui octroyaient certains droits relatifs à l’extraction pétrolière et gazière à Tribute Resources. Lorsque le litige est survenu, le deuxième contrat avait été résilié, mais le premier demeurait en vigueur. La question était de savoir si le premier contrat conférait des « droits d’entreposage ».
La Cour a conclu que les droits conférés par le premier contrat, quels qu’ils aient été, avaient été remplacés par ceux octroyés par le deuxième contrat. Il est important de mentionner que plusieurs motifs justifiaient la conclusion de la Cour, notamment le fait que le deuxième contrat contenait une clause d’intégralité
. Ainsi, l’affirmation de la Cour, au paragraphe 34, selon laquelle [traduction] « le bon sens exige de conclure que le dernier contrat a préséance »,
doit être lue dans le contexte particulier de cette affaire. Contrairement aux contrats en cause en l’espèce, les parties dans cette affaire n’ont pas conclu un « accord-cadre »
destiné à régir la conclusion de contrats subséquents. Cette affaire est donc peu utile.
[68]
CN invoque également l’arrêt BG Checo International Ltd c British Columbia Hydro and Power Authority, [1993] 1 RCS 12, à la page 24 [BG Checo] au soutien de la proposition selon laquelle les clauses particulières d’un contrat ont préséance sur les clauses plus générales. CN affirme que l’accord de 2011 est une disposition générale et que l’accord de 2015 serait plus précis. Cependant, on peut tout aussi bien affirmer que l’accord de 2011 constitue une disposition particulière concernant la question de la responsabilité, tandis que l’accord de 2015 traitait de manière générale des autres conditions relatives au transport du transformateur, comme l’itinéraire et le prix. Par conséquent, le principe selon lequel les clauses particulières ont préséance sur les clauses générales est peu utile. En revanche, la Cour suprême, dans l’arrêt BG Checo, a affirmé de manière plus générale que :
Lorsque des incompatibilités ressortent entre différentes conditions d’un contrat, le tribunal doit tenter de trouver une interprétation qui peut raisonnablement attribuer un sens à chacune des conditions en question. Le tribunal ne conclura à l’inapplicabilité d’une clause que s’il ne peut trouver une interprétation qui en rend les conditions raisonnablement compatibles [...].
[69]
Ces lignes directrices correspondent, dans la common law, à l’article 1427 du Code civil, selon lequel une clause doit être interprétée à la lumière du contrat dans son ensemble. C’est exactement le processus qui a abouti à l’interprétation à laquelle je suis parvenu ci-dessus : l’accord de 2011 et celui de 2015 sont compatibles si la « limitation de responsabilité »
dans le second accord renvoie à la clause plus complète contenue dans le premier.
b)
Une clause externe?
[70]
CN s’appuie sur l’article 1435 du Code civil pour soutenir que l’accord de 2011 constitue une clause externe qui ne peut pas faire partie de l’accord de 2015, car celui-ci ne contient aucune référence explicite à l’accord précédent. Je ne puis accepter cet argument, car l’article 1435 vise à s’assurer qu’une partie peut prendre connaissance de documents externes que l’autre partie souhaite incorporer par renvoi au contrat. Il ne peut s’appliquer à une situation dans laquelle les parties ont expressément convenu d’une clause standard destinée à être incorporée à leurs contrats futurs.
[71]
La notion de clause externe n’est pas définie par le Code civil. Elle décrit généralement des règles ou des normes qui figurent dans un document distinct du document contractuel signé par les parties. Par exemple, un contrat de vente peut contenir une disposition selon laquelle la vente est assujettie aux clauses standard du vendeur, qui se trouvent dans un document distinct.
[72]
Dans l’arrêt Dell Computer Corp. c Union des consommateurs, 2007 CSC 34, au paragraphe 98, [2007] 2 RCS 801 [Dell], la Cour suprême du Canada a conclu que l’article 1435 visait à garantir que la partie contre laquelle une clause externe est invoquée avait eu « une possibilité raisonnable d’en prendre connaissance ».
Ainsi, l’article 1435 comprend une « condition préalable implicite d’accessibilité »
(Dell, au paragraphe 99) à l’égard de clauses externes. Logiquement, une telle clause ne serait pas accessible si les documents contractuels signés par les parties ou échangés entre elles n’y renvoient pas ou, en d’autres termes, s’ils ne signalent pas son existence au lecteur du contrat : Didier Lluelles et Benoît Moore, Droit des obligations, 3e éd. (Montréal : Thémis, 2018), au paragraphe 1459.
[73]
Ces exigences, toutefois, ne sont pas applicables en l’espèce. On ne peut qualifier un contrat antérieur de clause externe relativement à un contrat subséquent conclu entre les mêmes parties. Les préoccupations quant à l’accessibilité qui sous-tendent les règles concernant les clauses externes n’entrent pas en jeu dans une situation où une partie tente de qualifier un contrat antérieur, auquel les deux parties ont consenti, de clause externe.
[74]
De toute manière, l’utilisation d’un contrat pour interpréter un contrat subséquent conclu entre les mêmes parties n’a jamais été assujettie à l’exigence que le contrat subséquent contienne une référence explicite au contrat précédent : voir, par exemple, l’arrêt Billards Dooly’s.
c)
L’article 137
[75]
Je suis également d’accord avec l’argument subsidiaire d’ABB selon lequel l’accord de 2015, même s’il devait être considéré comme un « accord distinct »,
n’est pas conforme à l’article 137 de la Loi, car il n’est pas « signé [...] par l’expéditeur ».
[76]
L’article 137 vise à accomplir deux choses. Premièrement, il empêche les compagnies de chemin de fer d’imposer unilatéralement, au moyen d’un tarif, des règles relatives à la responsabilité. Il exige plutôt que ces questions fassent l’objet d’une entente. C’est ce que la Cour d’appel fédérale a semblé avoir en tête lorsqu’elle a décrit l’objet de l’article 137 comme étant de donner des « moyens »
aux expéditeurs : Canexus, au paragraphe 95. Deuxièmement, en exigeant un « accord écrit signé [...] par l’expéditeur »,
le législateur a imposé une exigence quant à la forme d’un tel accord. On doit présumer que le législateur savait que l’utilisation de pratiques contractuelles informelles était fréquente dans l’industrie du transport et qu’il était d’avis que des exigences accrues étaient nécessaires pour protéger les expéditeurs. Comme la Cour suprême de Colombie-Britannique l’a déclaré dans l’arrêt Mitsubishi Heavy Industries Ltd v Canadian National Railway Company, 2012 BCSC 1415 [Mitsubishi], au paragraphe 133, cet aspect de l’article 137 vise à s’assurer que les expéditeurs sont correctement informés des limites de responsabilité applicables ou, si je puis m’exprimer autrement, que les expéditeurs connaissent en fait ces limites. L’accord de 2015 n’a pas été signé et ne satisfait donc pas à cette exigence.
[77]
Malgré cela, CN affirme que dans les arrêts Mitsubishi et Chemin de fer Canadien Pacifique c Boutique Jacob Inc, 2008 CAF 85, au paragraphe 48 [Boutique Jacob], les tribunaux ont conclu que tout accord entre l’expéditeur et le transporteur est un « accord écrit signé […] par l’expéditeur »
au sens de l’article 137, indépendamment de sa forme, du moment qu’il y a accord des volontés. Ces deux affaires portaient cependant sur une situation où un tiers contestait l’application d’un accord confidentiel contenant une limitation de responsabilité entre l’expéditeur et le transporteur, dans le contexte du transport multimodal. Les parties aux accords confidentiels n’ont pas contesté leur validité ou leur conformité à l’article 137. L’unique problème était que la copie de l’accord qui était déposée en preuve n’était pas signée. Dans ces circonstances, le propriétaire des marchandises, qui n’était pas considéré comme l’« expéditeur »
au sens de la Loi, n’était pas autorisé à invoquer l’article 137 en sa faveur. Par conséquent, lorsqu’ils sont lus dans leur contexte, l’arrêt Boutique Jacob et la décision Mitsubishi n’appuient pas la proposition selon laquelle tout accord des volontés, bien qu’informel, puisse être considéré comme un « accord écrit signé [...] par l’expéditeur ».
De plus, en l’espèce, il ne fait aucun doute qu’ABB est l’expéditeur et qu’il peut invoquer l’article 137.
[78]
CSXT a également soutenu qu’ABB aurait dû savoir que le transport ferroviaire est habituellement assujetti à des limitations de responsabilité, si bien qu’une telle limitation devrait constituer une clause implicite des contrats en cause. Or, l’article 137 s’oppose au concept de limitation implicite de responsabilité. Quoi qu’il en soit, l’enjeu du présent litige n’est pas l’existence d’une limitation de responsabilité, mais plutôt la portée de ses exceptions. Même s’il y avait preuve d’un usage à ce sujet, les dispositions explicites de l’accord de 2011 l’emporteraient sur tout usage incompatible.
d)
Validité de la limitation
[79]
Avant le procès, j’ai demandé aux parties de présenter des observations concernant l’arrêt Canadian National Railway Company c Ace European Group Ltd, 2019 QCCA 1374. Dans cette affaire, la Cour d’appel du Québec a déclaré non valide une exclusion totale de responsabilité dans un contrat de transport ferroviaire. Aucune exception n’était prévue en cas de négligence. La Cour a considéré qu’en adoptant l’article 137, le législateur n’avait pas l’intention de permettre aux compagnies de chemin de fer d’exclure entièrement leur responsabilité, même lorsqu’elles avaient commis une faute. Selon la Cour, accepter une telle proposition dénaturerait le contrat de transport, car cela viderait sa principale obligation de son sens (ou rendrait celle-ci purement potestative
).
[80]
Puisque j’estime que la limitation de responsabilité en l’espèce est assujettie à une exception en cas de négligence, le raisonnement de la Cour d’appel du Québec ne peut être transposé au présent cas. On ne peut pas affirmer que la limitation figurant dans les accords de 2011 et de 2015 vide la principale obligation du contrat de transport de sa substance.
[81]
ABB ne prétend pas que CN a fait elle-même preuve de négligence en transportant le transformateur. Ainsi, pour engager la responsabilité de CN, ABB doit démontrer que CN est responsable de la négligence de CSXT. À mon avis, l’article 8 du Règlement sur la responsabilité donne raison à ABB quant à cette question. Il n’est donc pas nécessaire, à ce stade, d’analyser la qualification juridique des relations entre les parties selon le Code civil, ou les arguments d’ABB selon lesquels CSXT est un sous-traitant de CN ou que CN serait responsable du fait d’autrui, en responsabilité délictuelle, pour la négligence de CSXT. Certaines de ces questions seront examinées plus longuement au moment de traiter l’action intentée par ABB contre CSXT.
[82]
L’article 8 du Règlement sur la responsabilité porte sur la situation où le transport des marchandises est effectué successivement par plus d’un transporteur. Il est rédigé comme suit :
8. (1) Lorsque le transport des marchandises est effectué par plus d’un transporteur, le transporteur initial est responsable des pertes, des dommages et des retards de transport subis par les marchandises pendant qu’elles sont en la possession des autres transporteurs à qui elles sont livrées.
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8. (1) Where the transportation of goods involves more than one carrier, the originating carrier shall be liable for any loss of or damage to the goods or for any delay in respect of the goods while the goods are in the possession of any other carrier to whom the goods have been delivered.
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(2) Il incombe au transporteur initial de prouver que les pertes, les dommages et les retards subis par les marchandises ne sont pas attribuables à des actes, à des omissions ou à la négligence des autres transporteurs à qui les marchandises sont livrées.
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(2) The onus of proving that any loss of or damage to goods or any delay in respect of goods was not caused by or did not result from any act, negligence or omission of any other carrier to whom the goods have been delivered shall be on the originating carrier.
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(3) Le transporteur initial peut récupérer auprès des autres transporteurs visés au paragraphe (1) le montant qu’il a payé pour les pertes ou les dommages subis par les marchandises pendant qu’elles étaient en leur possession.
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(3) The originating carrier is entitled to recover from any other carrier referred to in subsection (1) the amount paid by the originating carrier in respect of liability for loss of or damage to the goods while those goods were in the possession of the other carrier.
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(4) Le présent article n’a pas pour effet de porter atteinte au droit de recours ou de poursuite qu’une personne peut exercer à l’encontre d’un transporteur.
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(4) Nothing in this section limits or in any way affects any remedy or right of action a person may have against any carrier.
|
[83]
ABB affirme que la situation cadre parfaitement avec le paragraphe 8(1) : CN, le transporteur initial, est responsable des dommages subis par les marchandises pendant qu’elles sont en la possession de CSXT. CN, quant à elle, répond que l’article 8 ne s’applique tout simplement pas. Selon elle, l’accord de 2011 écarte le Règlement sur la responsabilité dans son intégralité. Pour les motifs suivants, je ne peux me rendre aux arguments de CN.
[84]
L’argument de CN est fondé sur la structure de l’article 137 de la Loi. Le paragraphe 137(1), que j’ai reproduit plus haut, dispose que les questions concernant la responsabilité peuvent être traitées au moyen d’un accord conclu entre le transporteur et l’expéditeur. Ensuite, le paragraphe 137(2) porte qu’« [e]n l’absence d’un tel accord, le traitement [...] de la question de la responsabilité de la compagnie de chemin de fer, à l’égard de l’expéditeur, [...] est régi [...] selon les modalités prévues par règlement »
. Par conséquent, selon CN, tout accord aux termes du paragraphe 137(1), quelle que soit sa portée, supplante le Règlement sur la responsabilité dans son intégralité. Ce Règlement ne s’appliquerait qu’« [e]n l’absence [totale] d’un tel accord »
.
[85]
Le législateur, cependant, ne peut pas avoir eu l’intention de parvenir à un tel résultat. L’article 137 permet aux expéditeurs et aux transporteurs d’exercer leur liberté contractuelle concernant les questions relatives à la responsabilité. Parallèlement, le législateur a accordé à l’Office le pouvoir d’établir un régime supplétif qui régit ces questions par défaut. Ce faisant, le législateur doit avoir reconnu qu’il est plus efficace d’adopter des clauses supplétives que d’exiger des parties qu’elles négocient le contenu d’un contrat de transport jusque dans les plus fins détails : Ejan Mackaay et Stéphane Rousseau, Analyse économique du droit, 2e éd., Paris/Montreal, Dalloz/Thémis, 2008, aux pages 376 à 378. Les paragraphes (1) et (2) de l’article 137 mettent en évidence la relation entre la liberté contractuelle et les clauses supplétives qui tirent leur origine de la loi. En outre, en imposant des exigences quant à la forme, le paragraphe 137(1) vise à protéger les expéditeurs de l’imposition unilatérale d’un régime de responsabilité qui s’écarte des dispositions supplétives figurant dans le Règlement sur la responsabilité.
[86]
Ainsi, lorsqu’un accord conclu en application du paragraphe 137(1) traite d’une seule question bien circonscrite, il a préséance sur les dispositions du Règlement sur la responsabilité qui traitent de cette question précise. Cependant, il n’écarte pas le Règlement sur la responsabilité dans son intégralité. Ni le législateur ni les parties n’ont eu l’intention de créer un vide juridique.
[87]
En l’espèce, l’accord de 2011 traite d’une seule question : la limitation de la responsabilité. Il supplante l’article 4 du Règlement sur la responsabilité, dans la mesure où celui-ci prévoit une responsabilité illimitée. Il ne dit rien sur d’autres sujets abordés par le Règlement sur la responsabilité, notamment la responsabilité de transporteurs successifs. Rien dans l’accord de 2011 n’indique qu’ABB et CN avaient l’intention de traiter d’autre chose que de la limitation de responsabilité ou d’exclure le Règlement sur la responsabilité dans son intégralité. Par conséquent, le paragraphe 8(1) du Règlement sur la responsabilité rend CN responsable des dommages subis par les marchandises pendant qu’elles sont en la possession de CSXT, pourvu que, comme l’exige l’accord de 2011, la [traduction] « négligence [soit] prouvée ».
[88]
À cet égard, CN affirme aussi que le renvoi à la « négligence »
dans l’accord de 2011 doit être interprété comme faisant uniquement référence à la négligence de CN, et non à celle de CSXT. Cependant, cela reviendrait à ajouter des mots au contrat. Dans la clause pertinente, que j’ai reproduite plus haut, les parties ont renvoyé à la « responsabilité de CN »
—elles ont précisé à qui incombait la responsabilité en question—, mais elles ont omis d’ajouter une telle restriction lorsqu’elles ont traité de la « négligence »
. De plus, on doit supposer que les parties à un contrat connaissent le cadre législatif qui régit leur relation, notamment les conditions supplétives établies par la loi. En l’espèce, CN et ABB devaient savoir qu’aux termes du Règlement sur la responsabilité, CN serait responsable des dommages subis par les marchandises pendant qu’elles sont en la possession d’un transporteur subséquent. Si CN voulait exclure ce type de responsabilité dans son intégralité, elle devait utiliser un libellé plus précis.
[89]
Même si l’accord de 2011 écartait le Règlement sur la responsabilité dans son intégralité, cela n’aiderait pas CN. Si la législation fédérale ne prévoit rien concernant un certain sujet, cela ne signifie pas qu’aucune règle de droit ne s’applique. Il faut alors se replier sur le droit privé provincial. En l’espèce, l’article 2049 du Code civil permettrait à ABB d’intenter une action à l’encontre de CN pour les dommages subis par les marchandises pendant qu’elles étaient transportées par CSXT. (Je souligne qu’appliquer la common law mènerait à un résultat similaire : Grand Trunk Railway Co of Canada c McMillan (1889), 16 RCS 543; McNeil, Motor Carrier Cargo Claims, aux pages 220 et 221.)
[90]
CN tente d’éviter ce résultat en affirmant qu’elle s’est simplement engagée à transporter le transformateur jusqu’à la livraison de celui-ci à CSXT, à Buffalo, et qu’elle n’a aucune obligation quant aux événements qui se sont produits par la suite. Cependant, cette affirmation va à l’encontre de la façon dont le Règlement sur la responsabilité et le Code civil réglementent les transporteurs successifs et rendent le transporteur initial responsable pour l’ensemble du trajet. Même si l’on peut concevoir qu’ABB ait pu conclure des contrats distincts avec CN et CSXT, rien n’indique que CN et ABB ont eu l’intention de le faire, et il n’y a aucune preuve d’interactions directes entre ABB et CSXT. Au contraire, la preuve fournie par les témoins de CN et CSXT révèle que, lorsque des compagnies de chemin de fer souhaitent établir des relations contractuelles distinctes avec un expéditeur, du moins en ce qui concerne la facturation, elles parlent de [traduction] « transport selon l’article 11 »
, en allusion à un règlement américain qui traite de ce sujet. Cependant, la livraison en cause n’était pas un [traduction] « transport selon l’article 11 ».
Dans son offre de service, CN a coché la case [traduction] « tarif direct »,
et non la case [traduction] « article 11 »,
dans la rubrique [traduction] « type de tarif ».
Tous les autres documents déposés en preuve révèlent que le transport a été effectué depuis Varennes (Québec) jusqu’à Drakesboro (Kentucky). La thèse de CN est tout simplement dépourvue de fondement factuel.
[91]
Dans une variante de cet argument, CN a aussi tenté de limiter son rôle à celui décrit dans la mention suivante qui figure dans le tarif qu’elle a émis en octobre 2015 :
[traduction]
Le réseau ferroviaire de CN ne peut pas s’étendre sur toute la distance d’une expédition donnée et, par conséquent, son transport pourrait nécessiter la participation d’autres transporteurs ferroviaires exploités de façon indépendante à n’importe quel endroit entre le point d’origine et le point de destination. Dans de tels cas, CN, qui agit à titre de représentante pour les autres transporteurs participants, peut accepter de facturer un tarif unique (supplément carburant applicable inclus) pour la totalité du transport. Néanmoins, lorsque des marchandises sont transportées par ces autres transporteurs participants, toutes les expéditions seront sous le contrôle exclusif, et seront assujetties aux tarifs applicables, de ces transporteurs participants, pendant que les marchandises leur sont confiées.
[92]
Cependant, lorsqu’une telle mention figure dans un tarif qui régit un transport successif, elle équivaut à une tentative d’exclure la responsabilité du transporteur initial prévue à l’article 8 du Règlement sur la responsabilité. On ne peut accomplir une telle chose au moyen d’un tarif, car cela serait contraire à l’article 137 de la Loi, tel qu’interprété dans l’arrêt Canexus.
[93]
Enfin, CN a fait valoir qu’elle ne devrait pas être tenue responsable de la négligence de CSXT, car ABB lui a donné une « directive »
d’employer les services de CSXT pour la portion du trajet effectué aux États-Unis. CN n’a pas expliqué pourquoi une telle directive aurait pour effet d’exclure les dispositions du Règlement sur la responsabilité qui régissent les transporteurs successifs. Quoi qu’il en soit, CN n’a pas établi le fondement factuel de son argument. CN indique qu’un formulaire rempli par ABB en juillet 2014 constituait une « directive »
d’employer les services de CSXT, car il mentionne « CN-CSXT »
sous la rubrique [traduction] « transporteur ferroviaire ».
Cependant, la preuve est insuffisante quant au sens de ce champ dans le formulaire et quant à la question de savoir si ce formulaire constituait une « directive »
. En outre, le formulaire semble être une demande de vérification du dégagement pour un chargement exceptionnel, et non une demande de prix. Quoi qu’il en soit, la preuve ne révèle pas si d’autres transporteurs ferroviaires étaient disponibles pour desservir Drakesboro (Kentucky).
[94]
Cela nous amène à la question de savoir si CSXT a fait preuve de négligence. Évidemment, cela sous-tend l’action intentée par ABB contre CN et rendrait inapplicable la limitation de responsabilité prévue dans l’accord de 2011. CN ne prend pas clairement position concernant cette question. Elle met plutôt l’accent sur son argument selon lequel elle ne peut pas être tenue responsable d’une quelconque négligence de la part de CSXT. Bien qu’elle ne nie pas les faits, CSXT affirme, dans ses observations écrites, qu’ABB n’a pas établi une norme de diligence que CSXT aurait omis de respecter. CSXT n’a pas osé répéter cet argument dans sa plaidoirie.
[95]
Les faits pertinents ne sont pas contestés. En réponse à la demande d’aveux d’ABB, CSXT a fourni l’explication suivante :
[traduction]
À peu près au moment où le chargement a été proposé, les mesures fournies à CSXT étaient de 5,89 m. Elles ont été analysées et approuvées. À aucun moment durant l’analyse CSXT n’a établi que la structure du pont en question était problématique. En d’autres termes, l’algorithme du système d’analyse du dégagement de CSXT n’a pas attiré l’attention sur l’existence d’un problème de dégagement.
L’enquête menée par CSXT a révélé que la hauteur maximale de la structure du pont avait été mesurée en 2008. Ces données semblent avoir été « archivées » dans le système de CSXT, de sorte qu’à un moment donné, on a conclu qu’elles n’étaient plus exactes. On ignore quelle en était la raison. Par conséquent, l’enregistrement ayant été archivé, il semble que l’algorithme a omis d’en tenir compte pendant l’analyse du dégagement faite par CSXT. CSXT a effectué plusieurs séries d’analyses d’essai à une hauteur de 6,15 m (qui correspond à la hauteur maximale transportée sur le réseau) et le pont n’a pas été signalé comme étant problématique.
Cependant, après avoir déterminé que l’enregistrement avait été archivé, CSXT a réactivé l’enregistrement. Une nouvelle analyse a révélé un élément problématique à cet endroit. L’enregistrement des données de 2008 indique des mesures sur la partie inférieure de la structure du pont à cet endroit (pont MP 00D19.745 appartenant à PAL R/R) correspondant à 5,72 m. CSXT a de nouveau mesuré la voie et les structures. La mesure de la structure du pont à cet endroit (MP 00D179.787 PAL R/R) a été établie à 5,79 m (hauteur mesurée au-dessus de la surface des rails).
[96]
Le terme « négligence »,
dans l’accord de 2011, est utilisé dans le contexte contractuel. Au risque de me répéter, la négligence est définie comme le fait de « ne pas agir, dans une situation donnée, avec la diligence d’une personne raisonnable afin d’éviter la réalisation d’un préjudice prévisible »
.
[97]
Le préjudice qui surviendra si le dégagement d’un chargement de grandes dimensions n’est pas correctement vérifié est facilement prévisible. Dans cette situation, une compagnie de chemin de fer n’agit pas de manière raisonnable si elle omet de s’assurer que le dégagement sous un pont, sur l’itinéraire proposé, est supérieur à la hauteur du chargement de grandes dimensions.
[98]
Si l’opération avait été effectuée manuellement et que l’employé chargé de vérifier le chargement avait omis de tenir compte d’un pont, CSXT ne pourrait pas sérieusement nier avoir fait preuve de négligence, quelle que soit la raison de l’omission de son employé. CSXT ne peut pas échapper à sa responsabilité en accusant son ordinateur d’avoir provoqué l’accident. La notion technique d’« archivage »
ne peut pas masquer la réalité : CSXT a utilisé un logiciel qui, dans certaines situations, omet de vérifier le dégagement sous un pont.
[99]
CSXT ne peut pas reprocher à ABB de ne pas avoir établi une norme de diligence comme condition préalable à son allégation de négligence. Cela reviendrait à importer la common law relative aux délits civils dans un litige de nature contractuelle. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas imaginer une norme de diligence qui tolèrerait ce qui s’est produit en l’espèce.
[100]
Par conséquent, CSXT a fait preuve de négligence, ce qui rend applicable l’exception à la limitation de responsabilité prévue dans l’accord de 2011. Ainsi, selon les dispositions du Règlement sur la responsabilité qui régissent les transporteurs successifs, CN est responsable des dommages causés par la négligence de CSXT.
[101]
ABB a fait valoir plusieurs fondements possibles pour son action intentée directement contre CSXT. Je me bornerai à examiner l’un d’eux, à savoir le fait que CSXT est liée par le contrat conclu entre ABB et CN, par le biais d’un mécanisme d’extension contractuelle prévu par le Code civil du Québec. Je dois aussi aborder l’argument de CSXT, selon lequel elle a limité sa responsabilité à l’égard d’ABB au moyen d’un accord conclu en 2015 afin de régler une poursuite distincte.
[102]
Avant d’aborder ces questions, cependant, je dois tout d’abord établir pourquoi le droit québécois régit les relations entre ABB et CSXT.
[103]
Déterminer le droit applicable à une situation de transport successif soulève des défis conceptuels complexes. Dans leurs observations, les parties ne se sont pas attaquées à ces questions. Il serait donc imprudent de tenter de formuler des règles générales. Il est même difficile de trancher la question en se fondant sur les principes de base du droit international privé. Néanmoins, la manière dont les parties ont présenté leur cause permet d’emprunter un raccourci qui mène à une solution pratique.
[104]
Le droit privé applicable aux relations entre ABB et CSXT ne peut être que celui d’un État des États-Unis, celui du Québec ou celui d’une autre province canadienne. Cependant, CSXT ne prétend pas que le droit d’un quelconque État américain s’applique et n’a pas fait la preuve de la teneur d’un tel droit. Lorsque le droit étranger n’a pas été allégué ni prouvé, les tribunaux canadiens appliquent le droit de leur propre ressort : art 2809 du Code civil (quant au Québec); Best c Best, 2016 NLCA 68, au paragraphe 10; Quickie Convenience Stores Corp c Parkland Fuel Corporation, 2020 ONCA 453 au paragraphe 29 (quant aux autres provinces).
[105]
Il nous faut donc choisir entre le Québec et une autre province canadienne. Comme je l’ai souligné plus haut, la présente situation n’a aucun lien significatif avec une province canadienne autre que le Québec. J’appliquerai donc le droit québécois.
[106]
Cela répond aussi à l’argument selon lequel CSXT ne peut être assujettie au droit québécois parce qu’elle est une société américaine et qu’elle n’a pas transporté le transformateur au Québec. Dans la mesure où ces arguments impliquent que le droit québécois ne peut s’appliquer qu’entre résidents du Québec ou à des situations ayant entièrement lieu au Québec, je dois exprimer mon désaccord. Les règles du droit international privé rendre le droit québécois applicable à une situation qui possède des liens avec plus d’un ressort. CSXT ne soutient pas que la situation est régie par le droit américain; bien au contraire, elle reconnaît être assujettie au droit canadien en ce qui a trait au présent litige. Elle doit accepter le droit canadien dans toute sa complexité, y compris le fait qu’il peut être nécessaire de compléter les lois fédérales par un renvoi au droit privé de la province en cause, comme l’envisage l’article 8.1 de la Loi d’interprétation.
[107]
CSXT maintient fermement qu’elle n’a aucune relation contractuelle avec ABB relativement au transport du transformateur. Pour faire obstacle au recours contractuel d’ABB, elle invoque l’absence de lien contractuel ou l’article 1440 du Code civil, qui indique que les contrats ne lient que les parties. Elle souligne aussi que l’article 8 du Règlement sur la responsabilité prescrit la responsabilité du transporteur initial. Cela voudrait dire que seul le transporteur initial pourrait être poursuivi. Je ne suis pas d’accord. Je suis plutôt d’avis que le silence du Règlement sur la responsabilité invite à trancher la question en se fondant sur le droit privé provincial et qu’à ce propos, le Code civil prévoit que CSXT devient partie au contrat entre ABB et CN, ce qui la rend contractuellement responsable de sa faute (ou de sa négligence).
[108]
La Loi et le Règlement n’indiquent pas expressément que l’expéditeur peut intenter directement une action contre un transporteur correspondant. Ils n’indiquent pas non plus le contraire. Ils demeurent silencieux à ce sujet. En fait, le paragraphe 8(4) du Règlement protège les droits qu’un expéditeur pourrait avoir contre un transporteur. Puisque le droit d’action de l’expéditeur contre le transporteur initial est traité explicitement au paragraphe 8(1), le paragraphe 8(4) doit nécessairement envisager des recours contre les transporteurs correspondants avec lesquels l’expéditeur n’avait pas d’interactions directes. Ainsi, loin d’exclure des recours contre les transporteurs correspondants, le paragraphe 8(4) incite à appliquer le droit privé provincial à cette question.
[109]
Le recours direct de l’expéditeur contre un transporteur correspondant souligne la difficulté liée à l’application des concepts du droit des contrats à des situations de cette nature : les parties intéressées n’ont habituellement pas d’interactions directes entre elles, ce qui empêche normalement la formation d’un contrat. Au fil du temps, la common law a trouvé divers moyens pour résoudre ce problème : McNeil, Motor Carrier Cargo Claims, aux pages 220 à 235. Il ne m’est pas nécessaire d’envisager l’éventail des solutions possibles, puisque l’Assemblée nationale du Québec a explicitement choisi d’avoir recours à un mécanisme d’extension contractuelle. Comme McNeil le souligne, diverses formes d’extension contractuelle sont aussi employées en common law ainsi qu’à l’article 2 de la Loi sur les connaissements, LRC (1985), c B-5, dont les parties n’ont pas plaidé l’application en l’espèce.
[110]
Les dispositions pertinentes du Code civil font en sorte que le transporteur correspondant ou « substitué »
soit réputé être partie au contrat conclu entre l’expéditeur et le transporteur initial. Premièrement, l’article 2031 définit le transport successif et combiné comme suit :
2031. Le transport successif est celui qui est effectué par plusieurs transporteurs qui se succèdent en utilisant le même mode de transport; le transport combiné est celui où les transporteurs se succèdent en utilisant des modes différents de transport.
|
2031 . Successive carriage is effected by several carriers in succession, using the same mode of transportation; combined carriage is effected by several carriers in succession, using different modes of transportation.
|
[111]
Ensuite, l’article 2035 élargit le contrat conclu avec le transporteur initial au transporteur correspondant :
2035. Lorsque le transporteur se substitue un autre transporteur pour exécuter, en tout ou en partie, son obligation, la personne qu’il se substitue est réputée être partie au contrat de transport.
|
2035. Where the carrier entrusts another carrier with the performance of all or part of his obligation, the substitute carrier is deemed to be a party to the contract.
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Le paiement effectué par l’expéditeur à l’un des transporteurs est libératoire.
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The shipper is discharged by payment to one of the carriers.
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[112]
Enfin, l’article 2051 porte sur la responsabilité du transporteur correspondant :
2051. En cas de transport successif ou combiné de biens, l’action en responsabilité peut être exercée contre le transporteur avec qui le contrat a été conclu ou le dernier transporteur.
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2051. In the case of successive or combined carriage of property, an action in liability may be brought against the carrier with whom the contract was made or the last carrier.
|
[113]
Ainsi, en acceptant de transporter le transformateur, CSXT est devenue partie au contrat que CN avait conclu avec ABB. Comme il n’y a qu’un seul contrat, les modalités qui régissent la relation entre CSXT et ABB doivent être les mêmes que celles qui lient CN et ABB. Par conséquent, la limitation de responsabilité entre CN et ABB s’applique aussi en faveur de CSXT, mais sous réserve des mêmes exceptions.
[114]
Le mécanisme d’extension contractuelle prévu à l’article 2035 permet aussi de trancher l’argument de CSXT selon lequel il n’y a pas de lien contractuel entre ABB et CSXT ou selon lequel l’article 1440 du Code civil empêche le contrat conclu entre ABB et CN de lier un tiers, à savoir CSXT. L’article 1440 indique que des contrats ne peuvent pas lier des tiers, « excepté dans les cas prévus par la loi »
. L’article 2035 est l’une de ces exceptions. Selon cet article, CSXT est réputée être partie au contrat conclu entre ABB et CN, même si elle n’a pas interagi directement avec ABB. De même, l’article 1475, qui prive d’effet les avis relatifs à une exclusion de responsabilité, sauf s’ils sont portés à l’attention de l’autre partie, ne s’applique pas dans une situation visée à l’article 2035 : St-Paul Fire & Marine Insurance Company c Purolator Courier Ltd, 2008 QCCS 5428, aux paragraphes 23 à 28, confirmé en appel, 2010 QCCA 2109.
[115]
CSXT a qualifié ce résultat [traduction] d’« insoutenable »
ou de [traduction] « troublant »
, en particulier compte tenu du fait qu’elle n’avait pas connaissance des accords conclus entre ABB et CN et de la limitation de responsabilité qu’ils renfermaient. Cependant, si CSXT a accepté de transporter le transformateur sans s’informer des règles applicables concernant la responsabilité des transporteurs correspondants, des conditions du contrat conclu entre ABB et CN ou du droit régissant le contrat, elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même. En droit québécois, une partie qui omet de lire les clauses d’un contrat est néanmoins liée par celui-ci. La situation en l’espèce n’est pas plus troublante que celle de l’arrêt Dell, où la Cour suprême du Canada a conclu qu’un consommateur était lié par une convention d’arbitrage affichée sur un site Web et que le consommateur avait omis de lire. D’un autre côté, si CN a fait des déclarations inexactes à CSXT à ce sujet, il s’agit alors d’une question qui n’intéresse que CN et CSXT et qui ne fait pas l’objet de la présente action.
[116]
En résumé, CSXT est liée au contrat conclu entre ABB et CN, y compris en ce qui concerne sa limitation de responsabilité qui exclut les cas de négligence. Comme j’ai démontré que CSXT a fait preuve de négligence, elle doit indemniser ABB pour le préjudice causé par l’accident.
[117]
CSXT a toutefois une deuxième ligne de défense. Elle affirme que, même si ABB a un recours direct contre elle, les deux sociétés ont conclu un accord qui limite la responsabilité de CSXT. Cet accord a été conclu dans le contexte suivant.
[118]
Au fil des ans, ABB a directement contracté avec CSXT pour le transport de transformateurs aux États-Unis. ABB a poursuivi CSXT à la suite d’un accident qui est survenu en 2006. En mars 2015, elles ont décidé de régler le litige. Leur accord de règlement dispose, entre autres choses, que :
[traduction]
CSXT accepte d’offrir à ABB un crédit jusqu’à concurrence de 100 000 $ relativement à de futures expéditions, de la manière suivante : dans le cas où ABB choisit d’expédier de l’équipement de production d’électricité décrit dans le tarif public 4606 de CSXT alors en vigueur (ou tout autre tarif numéroté qui le remplace (le « tarif 4606 de CSXT ») ou dans tout autre tarif mutuellement convenu par les parties, au moyen d’un service ferroviaire assuré par CSXT, un tel service ferroviaire sera assuré par CSXT selon les conditions contenues dans le tarif 4606 de CSXT (ou un autre tarif convenu), notamment en ce qui concerne les limitations de responsabilité énoncées dans le tarif (s’il y a lieu), à un tarif égal au tarif 4606 en vigueur de CSXT, moins quinze pour cent (15 %), à la condition, néanmoins, que la réduction de prix soit limitée à un montant total de 100 000 $ et que le rabais et tout crédit non utilisé cessent d’être offerts dans le cas des expéditions pour lesquelles une feuille de route n’a pas été délivrée au plus tard le 31 décembre 2016.
(Parenthèse manquante dans l’original.)
[119]
CSXT insiste sur la partie de cette disposition qui indique ce qui suit : [traduction] « dans le cas où ABB choisit d’expédier de l’équipement […], un tel service ferroviaire sera assuré par CSXT selon les conditions […] notamment en ce qui concerne les limitations de responsabilité »
énoncées dans son tarif applicable. Selon la preuve, la limite figurant à ce tarif est de 25 000 $. Il s’ensuit, selon CSXT, que chaque fois qu’ABB expédie de l’équipement par l’intermédiaire de CSXT, elle a ainsi convenu d’une limitation de responsabilité.
[120]
Il s’agit toutefois d’une interprétation sélective de la disposition. La disposition a pour objet d’accorder à ABB un crédit au moyen de rabais offerts sur de futures expéditions. L’utilisation de ce crédit est assujettie à certaines conditions, notamment une limitation de responsabilité. Ainsi, pour invoquer cette limitation de responsabilité, CSXT doit prouver que l’expédition du transformateur en cause en l’espèce était assujettie à l’accord de règlement de 2015. En d’autres termes, CSXT devait démontrer qu’elle avait offert à ABB un rabais, conformément à l’accord de règlement de 2015, relativement au transport en cause en l’espèce.
[121]
CSXT n’a pas présenté de preuve à ce sujet. Dans sa plaidoirie finale, elle s’est plainte du fait qu’elle avait été prise au dépourvu par la divulgation tardive par ABB de son argument selon lequel l’accord de règlement de 2015 ne s’appliquait pas. En effet, ce n’est que le premier jour du procès qu’ABB a expliqué qu’aucune preuve n’établissait que le transport du transformateur en l’espèce avait fait l’objet d’un crédit conformément à l’accord de règlement. Cependant, je doute fortement que CSXT ait été prise au dépourvu. Lors des interrogatoires préalables, ABB a affirmé que cet accord n’est pas pertinent, bien qu’elle n’ait pas expliqué pourquoi. Une lecture superficielle de la disposition pertinente révèle qu’il ne s’agit pas d’une limitation de responsabilité sans condition, comme CSXT le laisse entendre. Quoi qu’il en soit, CSXT n’a pas été empêchée de présenter une preuve à ce sujet. En réalité, CSXT avait annoncé un témoin pour le deuxième jour du procès, mais elle a décidé, à la dernière minute et après avoir pris connaissance de la thèse d’ABB, de ne pas appeler ce témoin à la barre. CSXT a eu la possibilité de présenter une preuve, mais elle a choisi de ne pas le faire.
[122]
Quoi qu’il en soit, la preuve laisse fortement à penser qu’ABB n’a pas reçu de rabais pour l’expédition en litige. CN a établi un prix pour ABB en juillet 2014, après avoir obtenu le prix de CSXT pour sa partie de l’itinéraire. Cela s’est produit avant qu’ABB et CSXT règlent leur litige. La conclusion subséquente de l’accord de règlement n’a pas entraîné de changement de ce prix. Rien n’indique que CN était même au courant de cet accord.
[123]
Par conséquent, la limitation de responsabilité mentionnée dans l’accord de règlement de 2015 ne fait pas obstacle à l’action intentée par ABB contre CSXT.
[124]
ABB cherche à obtenir des intérêts antérieurs et postérieurs au jugement, au taux de 7 % par an. Ce faisant, ABB demande à notre Cour d’appliquer les articles 1617 et 1619 du Code civil qui régissent les intérêts et l’indemnité additionnelle, car son contrat conclu avec CN est régi par le droit québécois.
[125]
Les intérêts antérieurs et postérieurs au jugement sont régis par les articles 36 et 37, respectivement, de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985) c F-7. Le régime de base de ces articles est celui où la cause d’action se produit dans une seule province. Le droit de cette province concernant les intérêts antérieurs et postérieurs au jugement est rendu applicable aux affaires portées devant notre Cour. Cependant, lorsque la cause d’action se produit dans plus d’une province ou à l’extérieur d’une province, les intérêts sont accordés à un taux que la Cour juge raisonnable.
[126]
Une cause d’action est « un état de fait qui fonde une action en justice »
: Markevich c Canada, 2003 CSC 9, au paragraphe 27, [2003] 1 RCS 94. Le lieu de la cause d’action ne correspond pas nécessairement au droit applicable à un contrat. Ainsi, le fait que le droit québécois régit le contrat conclu entre ABB et CN ne signifie pas que la cause d’action d’ABB s’est produite au Québec. L’accident est plutôt le principal élément factuel de la cause d’action d’ABB. Il s’est produit au Kentucky, c’est-à-dire à l’extérieur d’une province canadienne. Par conséquent, je ne peux pas appliquer les articles 1617 et 1619 du Code civil. J’accorderai plutôt des intérêts à un taux raisonnable. Dans une décision récente, Seedlings Life Science Ventures, LLC c Pfizer Canada SRI, 2020 CF 505, aux paragraphes 35 à 40, j’ai conclu que dans les circonstances actuelles, un taux de 2,5 % par an était raisonnable. Je n’ai connaissance d’aucun changement subséquent de circonstances qui aurait une incidence sur ma conclusion.
[127]
Les parties se sont entendues que les intérêts avant jugement commenceraient à courir le 14 janvier 2020, date à laquelle elles ont convenu que le montant des dommages serait évalué à 1 500 000 $.
[128]
Pour les motifs qui précèdent, CN et CSXT sont responsables envers ABB pour les dommages subis par le transformateur. Elles seront toutes deux condamnées à verser 1,5 million de dollars à ABB. Aux termes de l’article 1525 du Code civil, puisque CN et CSXT exploitent une entreprise, leur responsabilité est solidaire. Voir par exemple la décision Moto Mon Voyage inc c Transport Gilmyr inc, 2018 QCCQ 4834, au paragraphe 39; voir aussi Pineau et Lefebvre, Le contrat de transport, à la page 113
.
[129]
ABB réclame des dépens, mais elle n’a pas fait de propositions précises à ce sujet. Les dépens seront ainsi évalués conformément au tarif.