Date: 20250613 |
Dossier : IMM-9385-24 |
Référence : 2025 CF 1077 |
Montréal, Québec, le 13 juin 2025 |
En présence de madame la juge Azmudeh |
ENTRE: |
MAMADOU DIA |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Cette cause concerne une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugiés [CISR] confirmant une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] ayant refusé la demande d’asile du demandeur.
[2] Le demandeur affirme être citoyen de la Mauritanie. Sa demande d’asile présentée auprès de la Section de la protection des réfugiés [SPR] a été rejetée parce que la commissaire n’a pas été convaincue que le demandeur avait établi son identité. La SAR a rejeté l’appel du demandeur et a confirmé la décision de la SPR, portant que le demandeur n’avait pas réussi à établir son identité.
[3] Dans toute instance visant à déterminer le statut de réfugié, l’identité est une question préalable, c’est-à-dire qu’il s’agit là d’une question juridique cruciale qui doit être résolue avant que d’autres considérations juridiques ne soient examinées.
II. Questions en litige et norme de contrôle applicable
[4] Les parties soutiennent, et je suis d’accord, que le critère d’examen en l’espèce est celui du caractère raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).
III. Cadre juridique
[5] L’article 106 de la LIPR et l’article 11 des Règles de la SPR sont les dispositions juridiques pertinentes en matière d’établissement de l’identité. Voici le libellé de l’article 106 de la LIPR:
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27
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Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27
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Crédibilité
106 La Section de la protection des réfugiés prend en compte, s’agissant de crédibilité, le fait que, n’étant pas muni de papiers d’identité acceptables, le demandeur ne peut raisonnablement en justifier la raison et n’a pas pris les mesures voulues pour s’en procurer.
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Credibility
106 The Refugee Protection Division must take into account, with respect to the credibility of a claimant, whether the claimant possesses acceptable documentation establishing identity, and if not, whether they have provided a reasonable explanation for the lack of documentation or have taken reasonable steps to obtain the documentation.
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[6] Selon l’article 11 des Règles de la SPR, il incombe au demandeur d’asile de fournir des preuves crédibles suffisantes pour établir son identité et, s’il ne les possède pas, de fournir une explication raisonnable à ce sujet. Les demandeurs doivent établir les faits pertinents de leur demande d’asile, notamment en ce qui concerne leur identité, selon la prépondérance des probabilités :
Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256
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Refugee Protection Division Rules, SOR/2012-256
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Documents
11 Le demandeur d’asile transmet des documents acceptables qui permettent d’établir son identité et les autres éléments de sa demande d’asile. S’il ne peut le faire, il en donne la raison et indique quelles mesures il a prises pour se procurer de tels documents.
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Documents
11 The claimant must provide acceptable documents establishing their identity and other elements of the claim. A claimant who does not provide acceptable documents must explain why they did not provide the documents and what steps they took to obtain them.
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[7] Notre Cour a également constamment affirmé que l’identité est la pierre d’assise du régime canadien d’immigration (Bah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 373 au para 7; voir aussi Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Singh, 2004 CF 1634 au para 38; Canada (Citoyenneté et Immigration) c X, 2010 CF 1095 au para 23). Comme l’a déclaré le juge LeBlanc dans Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Gebreworld, 2018 CF 374 au para 21, « [i]l en est ainsi parce que plusieurs éléments importants de la mise en œuvre de ce régime, tels l’admissibilité au Canada, l’évaluation du besoin de protection, l’appréciation du danger pour la sécurité publique au Canada ou la propension à se plier ou non aux contrôles exigés par la Loi, en dépendent. »
IV. Analyse
A. La conclusion de la SAR portant que le demandeur n’a pas établi son identité est-elle raisonnable?
[8] Le demandeur a déclaré être Mauritanien et être né le 12 octobre 1966. Il a également déclaré qu'en 1989, il faisait partie des Mauritaniens noirs expulsés par les autorités mauritaniennes et contraints de quitter le pays pour le Sénégal par bateau. Une fois au Sénégal, il a obtenu une « carte jaune »
de réfugié. Puis, vers 2000, il est arrivé aux États-Unis et a déposé une demande d'asile qui a finalement été rejetée.
[9] Le demandeur a fourni aux autorités canadiennes l'original de quatre cartes d'autorisation de travail qui lui avaient été délivrées par les autorités américaines. Il y en avait plusieurs, car chacune avait une durée de validité limitée. Aucune d'entre elles ne présentait d'incohérence, notamment en ce qui concerne l'orthographe de son nom complet, sa date de naissance et le fait qu'elles indiquaient toutes « Mauritanie »
comme pays de naissance. Il avait également fourni sa carte de sécurité sociale américaine sur laquelle figurait son numéro.
[10] Le demandeur n'a pas remis aux autorités canadiennes la « carte jaune »
qui lui avait été délivrée au Sénégal. Il a déclaré que les autorités américaines la lui avaient confisquée, et la SPR et la SAR ont jugé que les efforts qu'il avait déployés pour la récupérer étaient insuffisants et donc déraisonnables. La SAR a admis que pour obtenir la carte d'autorisation d'emploi, il devait leur fournir sa carte jaune, mais elle a conclu que la carte d'emploi ne constituait pas une preuve suffisante de son identité pour s'acquitter de la charge qui lui incombait.
[11] Après avoir procédé à son propre examen indépendant du dossier de la SPR, la SAR a donné raison à la SPR et a conclu que la décision de la SPR était correcte. Malgré le fait que l’avocat de la partie défenderesse a déployée beaucoup d’énergie pour tenter de me convaincre que le témoignage du demandeur devant la SPR manquait de crédibilité, ni la SPR ni la SAR n’ont rendu de décision défavorable quant à la crédibilité du demandeur. J’examine donc le caractère raisonnable des motifs de la SAR, tels qu’ils sont énoncés, et non ce que la partie défenderesse aurait souhaité qu’ils soient énoncés.
[12] À mon avis, il y a des éléments qui compromettent la logique interne de la décision, rompant la chaîne de raisonnement. Les faits suivants ont été expressément acceptés par la SPR et n'ont pas été rejetés ni analysés par la SAR :
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La SPR a expressément accepté les allégations du demandeur selon lesquelles lui-même et les membres de sa famille faisaient partie des personnes expulsées de la Mauritanie vers le Sénégal, ce qui l'avait empêché d'avoir ses documents d'identité mauritaniens à ce moment-là. Toutefois, la SPR n'a pas jugé satisfaisante l'explication fournie par le demandeur quant à la raison pour laquelle il n'avait pas tenté de récupérer ces documents (c'est-à-dire les documents mauritaniens) depuis lors (SPR, par. 22). La SAR n'a pas contesté cette conclusion factuelle.
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Sur la base de l'examen des documents objectifs relatifs au pays, la SPR a admis que les Mauritaniens noirs, auxquels le demandeur affirmait appartenir, avait rencontré des obstacles considérables pour obtenir des documents d'identité auprès du gouvernement mauritanien (SPR, par. 26). La SAR n'a pas contesté cette conclusion factuelle.
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Le SAR a jugé que les preuves fournies par le demandeur concernant la manière dont il avait obtenu ses documents d'autorisation de travail étaient crédibles et cohérentes avec les preuves documentaires. Toutefois, le SAR a estimé que l'autorisation de travail n'était pas suffisamment crédible, en particulier lorsqu'elle indiquait qu'elle n'était pas valable pour les voyages internationaux (SAR, paragraphe 8). Le SAR n'a pas contesté la crédibilité du demandeur quant au fait qu'il avait fourni sa carte jaune pour obtenir l'autorisation de travail (SAR, paragraphe 9).
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La SAR a jugé insuffisants les efforts déployés par le demandeur pour obtenir son permis de conduire délivré par les autorités de l'Ohio. La SAR n'explique pas en quoi le permis de conduire aurait une valeur probante supérieure à celle du document d'autorisation de travail et, par conséquent, pourquoi le fait qu'il ne le possédait pas était important.
[13] La SAR a accepté la conclusion de la SPR selon laquelle il était un Mauritanien noir, qu'une carte jaune lui avait été délivrée au Sénégal et que cette carte avait été utilisée pour obtenir le premier permis de travail américain, sur la base duquel les permis suivants avaient été délivrés et étaient devant le tribunal. Elle reproche néanmoins au demandeur de ne pas avoir produit la carte jaune, sans préciser quelle valeur probante supplémentaire ce document aurait pu apporter au-delà des éléments de preuve déjà acceptés.
[14] Il est logiquement incohérent d'accepter le fond des preuves présentées par le demandeur, y compris le rôle joué par la carte jaune, tout en considérant l'absence de cette carte comme une lacune importante dans les preuves. Cela nuit à la cohérence interne de la décision et rompt le raisonnement.
V. Conclusion
[15] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de la SAR ne satisfait pas au critère du caractère raisonnable énoncé dans l’arrêt Vavilov. La présente demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.
[16] Aucune question grave de portée générale à certifier n’a été proposée par les parties, et je conviens qu’aucune question de ce type ne se pose.